Mediapart: Deux parents de Firmin Mahé, tué lors de l'opération Licorne, sont en difficulté en France

Par Mediapart - Deux parents de Firmin Mahé, tué lors de l'opération Licorne, sont en difficulté en France.

Firmin Mahé.

Bien que jugée en 2012, « l’affaire Mahé », du nom de ce civil ivoirien tué par des militaires français en Côte d’Ivoire, n’est pas terminée. Deux membres de la famille de Mahé, venus spécialement de Côte d’Ivoire pour le procès des meurtriers de leur parent, sont depuis confrontés à un « déni de justice », selon l’expression d’un avocat. L'un d'eux risque une expulsion rapide.
Jacques Dahou et Basile Gninion sont arrivés en France il y a trois ans, le 30 novembre 2012. Le procès des assassins de leur frère et oncle, Firmin Mahé, avait déjà commencé. Firmin Mahé a été tué le 13 mai 2005 à l’âge de 30 ans. À l’époque, plusieurs milliers de soldats français étaient présents en Côte d’Ivoire, dans le cadre de l’opération française Licorne, censée aider au maintien de la paix. Ce 13 mai 2005, dans l’ouest du pays, des militaires de Licorne ont gravement blessé Firmin Mahé par balles, avant de l’arrêter et de le tabasser. Puis, menotté dans le dos, Mahé a été embarqué dans un char de l’armée française. Pendant que le blindé roulait, l’adjudant-chef Guy Raugel l’a asphyxié avec un sac-poubelle et l’aide du brigadier-chef Johannes Schnier, obéissant ainsi à un ordre du colonel Éric Burgaud. Pour justifier leur crime, les militaires affirmeront que Mahé était un « coupeur de route », un bandit de grand chemin, ce qui ne sera jamais prouvé et toujours démenti par sa famille.

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> Dahou et Gninion, partie civile au procès, espéraient que justice serait rendue à leur frère et à leur famille. Mais si la Cour d’assises de Paris a reconnu et déclaré coupables trois des quatre militaires jugés, les peines ont été légères : de un à cinq ans de prison avec sursis. Le général Henri Poncet, commandant de Licorne en 2003, a bénéficié d’un non-lieu. Le jugement a été critiqué par plusieurs associations et observateurs. « En prononçant des peines ridicules au regard de l’horreur du crime commis, la cour d’assises de Paris a reconnu à l’armée coloniale droit de vie et de mort sur l’indigène. En fait de lois de la République, c’est la loi de Lynch que la justice française a consacrée », a estimé Odile Tobner, ancienne présidente de l’association Survie. La famille de Mahé est restée choquée de le voir considéré tout au long de la procédure comme un criminel. Au civil, les trois militaires ont été condamnés à verser 3 000 euros à la compagne de Mahé et 30 000 euros à son fils. La France a refusé de payer les frais d’entretien et d’inhumation de sa dépouille, qui se trouve toujours à la morgue d’Abidjan. Sa famille n’a pas les moyens de prendre en charge ces dépenses.

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> Pour Dahou et Gninion, qui possédaient avec Mahé une petite entreprise de plomberie à Abidjan, la fin du procès, très médiatisé, a marqué le début d’un nouveau scandale, dont ils ne sont toujours pas sortis. Fin 2012, une évidence s’impose : ils ne peuvent pas retourner en Côte d’Ivoire pour des raisons de sécurité. Des photos et des vidéos d’eux ont circulé pendant et après le procès. « Quand France 24 a diffusé des images de nous, j’ai compris qu’on ne pourrait pas retourner en Côte d’Ivoire », raconte Gninion. Après l’arrivée de Alassane Ouattara au pouvoir en 2011, les forces de sécurité, essentiellement composées d’anciens rebelles, se sont rendues coupables de nombreuses disparitions forcées et d’exécutions sommaires de partisans présumés de l’ancien président Laurent Gbagbo, comme l’a montré un rapport d’Amnesty International publié en 2013. Or Dahou et Gninion ont non seulement témoigné à visage découvert lors du procès, mais ils sont aussi depuis longtemps membres du Front populaire ivoirien (FPI), le parti fondé par Gbagbo. Ils ont déjà été victimes des rebelles dans le passé : en 2003, ces derniers ont attaqué leur village de Dah, dans l’ouest, tuant 42 personnes. Depuis le procès, des sœurs de Mahé ont dû quitter leur lieu d’habitation pour se mettre en sécurité ailleurs.

> « Étant donné le contexte et leur histoire, Dahou et Gninion auraient dû avoir immédiatement le statut de réfugiés », explique un avocat français spécialiste du droit d’asile. Mais ce n’est pas le cas : Gninion, 45 ans, vit aujourd’hui sans papiers. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a refusé à deux reprises de lui accorder l’asile, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), où il a déposé un premier recours, aussi. En mai 2015, c’est la préfecture de la Sarthe qui a refusé son « admission au séjour au titre de l’asile ». À chaque fois, les motifs invoqués sont plus que surprenants. L’Ofpra a par exemple affirmé que Gninion était arrivé en France « sous couvert d’un passeport d’emprunt », tandis que la préfecture de la Sarthe a expliqué qu’il était « entré irrégulièrement en France ». Or c’est l’ambassade de France qui a tout pris en charge pour qu’il puisse venir au procès. Autre aberration : dans sa première décision, l’Ofpra n’évoque pas le procès de l'affaire Mahé, pourtant unique raison de sa venue en France.

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> L’audience publique qui a eu lieu devant la CNDA a stupéfié plusieurs de ceux qui y ont assisté. Le rapporteur de la CNDA a déclaré que Gninion avait « du sang sur les mains », en raison de sa parenté avec Mahé, le « coupeur de route ». « J’ai été présenté par le rapporteur comme un criminel, un coupeur de route qui assassinait et violait femmes et enfants », a plus tard écrit Gninion dans un courrier officiel. « Ils ont dit de moi que je suis un élément dangereux pour l’État français. Pourtant je n’ai jamais incriminé l’État français », souligne-t-il aujourd’hui.

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> La situation est d’autant plus incompréhensible que la CNDA a accordé, fin 2014, le statut de réfugié à son oncle, Jacques Dahou. Elle a estimé que ce dernier, défendu par le même avocat que Gninion, Sarah Scalbert, pouvait craindre « avec raison d’être persécuté, en cas de retour » en Côte d’Ivoire, à cause de « ses interventions au procès » et parce qu’il « a publiquement dénoncé les faits, la procédure et les difficultés rencontrées par son frère et sa famille depuis 2005 ».

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> C’est cependant après beaucoup de difficultés que Dahou a obtenu le précieux sésame. Et ce dernier n’a pas réglé tous ses problèmes, loin de là. En mauvaise santé lorsqu’il est arrivé en France, Dahou a dû être rapidement hospitalisé. Gravement malade, il a séjourné depuis dans huit hôpitaux différents. Jacques Dahou est « ballotté d’hôpital en hôpital comme un colis mal ficelé, et de surcroît accusé de toutes sortes de troubles du comportement supposés visant à le discréditer, sachant que son état de faiblesse et d’isolement ne lui permettront même pas de se défendre », a dénoncé en 2014 Christine Tibala, qui le soutient dans ses démarches administratives. Aujourd’hui, sa vie se passe sous assistance respiratoire dans une chambre d’un hôpital de la région parisienne, loin de ses contacts et connaissances. Les journalistes qui veulent lui rendre visite ne sont pas toujours bien accueillis par certains personnels de l'hôpital. Selon Tibala, il n’a eu accès à son dossier médical qu’en novembre 2015 alors qu’il le demandait depuis décembre 2012. En le consultant, il a entre autres compris qu’il avait contracté des maladies nosocomiales. Depuis près de trois ans, les médecins lui répètent qu’ils ne peuvent rien faire pour lui, souligne Christine Tibala, qui tient une liste détaillée des épreuves traversées par Dahou.

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> Comment expliquer toutes ces tracasseries, voire ces maltraitances ? « On a l'impression que tout est fait pour nous enfoncer », constate Basile Gninion. Les avocats spécialistes du droit d’asile interrogés disent tous la même chose : la grille de lecture des événements en Côte d’Ivoire utilisée par l’Ofpra et la CNDA aboutit à des décisions souvent, pour ne pas dire systématiquement, défavorables aux Ivoiriens qui ont montré des sympathies à l’endroit de Gbagbo. « Les agents de l’Ofpra expliquent que tout va bien en Côte d’Ivoire quand au même moment Amnesty publie un rapport démontrant exactement l'inverse », témoigne l’un d’eux. Tout semble se passer comme si les autorités voulaient à tout prix masquer la réalité de la situation en Côte d'Ivoire, où la France a de gros intérêts. Cette vision particulière des faits conduit, en tout cas, très régulièrement à des situations comme celle vécue par Gninion.

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> Les deux hommes paient-ils aussi leurs liens avec « l’affaire Mahé », comme certains de leurs proches en sont venus à le penser ? S’il n’y a aucune preuve que leurs ennuis sont liés au procès, « on peut cependant faire un constat : il y a un déni de justice, un acharnement », dit un avocat qui a travaillé sur « l’affaire Mahé ». Autre certitude : cette « affaire Mahé » gêne au plus haut niveau de l’État et de la hiérarchie militaire. D’ailleurs, leurs problèmes administratifs et médicaux n’ont pas seulement épuisé Dahou et Gninion : ils les ont également empêchés de suivre de près les suites du procès, marquées elles aussi par de nombreuses anomalies. Alors que les recours en appel et pourvoi en cassation déposés par certains des militaires condamnés ont été rejetés, les 33 000 euros dus au fils et à la compagne de Mahé ne leur ont toujours pas été versés. D’autres possibilités de recours existent encore pour la famille, notamment auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais à cause des atermoiements de l’ensemble du monde judiciaire, tout laisse penser aujourd'hui que l’État réussira à sortir indemne de cette affaire, bien que sa responsabilité soit pourtant engagée.

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> Pour Basile Gninion, le plus important est désormais ailleurs : il espère que le second recours qu’il a déposé en novembre auprès de la CNDA aura une issue enfin positive pour lui. En guise de cadeau de fin d'année, il a reçu ce 31 décembre 2015 une lettre de la préfecture du Mans lui donnant 30 jours pour quitter le territoire français... Son oncle, Jacques Dahou, appelle, lui, à l’aide : depuis des mois, il demande, en vain, à être transféré dans un hôpital à Paris, car il se sent loin et abandonné de tous là où il se trouve. Certains jours, il se dit totalement désespéré.

Par Fanny Pigeaud

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