Débats et opinions : Lepage, Kieffer, le film ivoirien « RUN », et la démocratie française

Par Correspondance particulière - Lepage, Kieffer, le film ivoirien « RUN », et la démocratie française.

PHOTO: Samedi 17 Mai 2014. Cannes. Le Ministre de la culture et de la Francophonie Maurice BANDAMAN et Affoussy Bamba Ministre de la communication, ont marqué de leur présence la édition du Festival de Cannes où ils conduisaient une délégation composée des acteurs Sidiki Bakaba et Isaac de Bankolé, pour soutenir le Film de l`ivoirien Philippe Lacôte, "RUN", une co-production du Ministère de la culture et de la Francophonie.

LEPAGE KIEFFER LE FILM IVOIRIEN “RUN” ET LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE

Toute démocratie repose sur quatre colonnes ; il s’agit des quatre
pouvoirs distincts et indépendants qui ne doivent avoir pour feuille de
route que la Constitution dont s’est dotée la nation, en vue de la paix
sociale. Les quatre pouvoirs sont le pouvoir exécutif soumis, en quelque
sorte, aux décisions du peuple adoptées par leurs représentants (les
députés) qui constituent le pouvoir législatif. Le pouvoir judiciaire
doit, quant à lui, rendre la justice conformément à cette maxime : «Tous
les citoyens sont égaux devant la Loi ». Le quatrième pouvoir est la
liberté de la presse qui encourage dans tout pays démocratique la liberté
d’opinion et d’expression, la libre communication. La pierre angulaire de
la liberté d’expression est la protection des sources d’information des
journalistes. A partir de ces principes fondamentaux, chaque année,
Reporters sans frontières établit un classement mondial des pays dits
démocratiques. Dans les récents classements mondiaux la France occupe la
44e position sur 178 pays, les États-Unis la 20e. En 2013 la Côte
d’Ivoire a occupé la 96e place sur 179 pays, dans un paysage politique où
les opposants croupissent, paradoxalement, dans les prisons. Pour comprendre
les raisons pour lesquelles la France et les États-Unis, deux « grandes
démocraties », occupent ces rangs peu honorables, il nous faut simplement
mettre en évidence le lien entre la presse de ces pays et les groupes de
pression qui les financent dont l’État en France, car l’argent est le
nerf de la guerre. De nombreux journalistes ne sont pas libres d’exprimer
leurs opinions, d’informer correctement le peuple. Pour passer entre les
mailles du filet de Reporters sans frontières et faire croire, aux yeux du
monde, que la liberté de presse est respectée dans leur pays, de nombreuses
nations dont la France et la Côte d’Ivoire utilisent cette arme redoutable
qu’est la propagande, l’art développé par Edward Bernays dont le but
est de manipuler l’opinion dans un univers démocratique. Les nouvelles,
les faits politiques, sont présentés de manière partisane au monde. Cet
art est appelé « la fabrique du consentement », il vous enseigne comment
manipuler les foules, l’opinion en démocratie. Bernays a réussi grâce à
ses méthodes peu orthodoxes à corrompre les grandes démocraties. L’une
des méthodes abjectes fut, par exemple, l’assassinat de Kieffer en Côte
d’Ivoire, utilisé comme un cheval de bataille de l’Élysée, pour faire
du président Laurent Gbagbo un Chef d’État peu fréquentable. Après
l’avoir arrêté et déporté à la Haye, les véritables coupables de
l’assassinat de Kieffer restent introuvables sous Alassane Ouattara.
Kieffer et la jeune Lepage ont en commun leur volonté de faire éclater la
vérité, de combattre donc la propagande politique. Si Kieffer enquêtait
sur la filière cacao qui a ses ramifications en France, Lepage avait fini
par s’installer dans le Sud-Soudan pour couvrir les faits que les autres
journalistes, agents de la propagande, ignoraient volontairement. Le parcours
de cette jeune française anticonformiste est élogieux. Dans un article que
le Figaro lui consacre, nous pouvons lire : « Camille Lepage voulait aller
là où personne n’allait ». Son témoignage est bouleversant : « Je ne
peux accepter que des tragédies humaines soient tues simplement parce que
personne ne peut faire d’argent grâce à elles ». Le mot-clé est lâché
; le mot argent à l’origine des tragédies humaines en Afrique. Originaire
d’Angers, diplômée de l’université Southampton Solent, en Angleterre,
cette jeune fille française morte dans la fleur de l’âge, à 26 ans,
avait choisi de s’orienter vers le journalisme indépendant, parce
qu’elle s’était rendue compte que la communication libre,
l’information correcte au public est pratiquement impossible, au sein des
grands groupes de presse où se pratique avec dextérité l’art de Bernays.
Il nous faut relever, à ce niveau, un aspect important de la politique
française en Afrique : les opérations militaires françaises durant les
crises que traversent la Côte d’Ivoire, la Centrafrique etc… ne sont pas
couvertes comme en Syrie, en Palestine, en Afghanistan et en Ukraine. Au
Rwanda des documents furent même brûlés par des diplomates français.
L’armée française est l’une des armées au monde qui assassine sans que
les faits ne soient couverts par la presse étrangère. Les journalistes, ou
les français qui flairent une piste, qui met en cause cette politique
étrangère, disparaissent aussitôt dans des conditions étranges. Après
son passage à l’émission ivoirienne : « Raison d’État », Philippe
Rémont, un ressortissant français, professeur agrégé des sciences
industrielles à l’Institut national polytechnique Houphouët Boigny de
Yamoussoukro fut l’objet de menaces. Tué durant l’avancée sur Abidjan
des soldats français et des groupes armés à la solde d’Alassane
Ouattara, cet homme semble être ignoré par la France, parce qu’il
soutenait que son pays n’informait pas correctement ses citoyens sur la
crise ivoirienne. A une interview réalisée par Kouassi Maurice et Bamba
Mafoumgbé, il tint ces propos : « Je suis scandalisé que des pays comme la
France et les Usa, pour lesquels la Constitution est une loi sacro-sainte,
qui n’accepteront pas qu’on touche une virgule de celle-ci, se permettent
de se livrer à des déclarations et des actes qui foulent aux pieds la
Constitution ivoirienne. Alors qu’à partir du moment où les résultats de
l’élection présidentielle ont été proclamés dans les conditions
requises par le Conseil Constitutionnel, personne n’a le droit de contester
cette décision irrévocable. Et je dis que la France et les Usa se
comportent comme des États voyous ». A ce témoignage sur la crise
ivoirienne s’ajoute celui tardif du député UMP Didier Julia sur
Ivoirebusiness.net : « J’ai eu l’occasion […] de poser trois questions
à Madame Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères. Ma première
question était de savoir pourquoi la France s’engage-t-elle au premier
plan dans un problème de politique intérieur qui concerne la Côte
d’Ivoire. La deuxième question pourquoi le gouvernement français
envisage-t-il de prendre des mesures de rétorsion à l’égard de
l’entourage du président sortant de Côte d’Ivoire qui serait à Paris,
en leur retirant leurs visas et leurs passeports […] La troisième question
: si les soldats français devaient ouvrir le feu sur des Ivoiriens pour un
problème de politique intérieure ivoirienne, ce serait une abominable image
pour la France. Un recul de cinquante ans […] Au XXI siècle, ne serait-ce
pas vraiment une régression du point de vue historique ? Notre problème, ce
n’est pas d’être pro Gbagbo ou pro Ouattara […] je connais le Nord de
la Côte d’Ivoire qui est entre les mains des chefs de guerre qui
pratiquent, comme chacun sait, le racket sur le coton et le diamant […]
Donc le problème de la légalité discutable dans le Nord est un réel
problème […] j’ai dit que si nous continuons dans cette voie, les
Français seront tous remplacés par les Chinois, les Brésiliens, les
Indiens, et la France disparaîtra de l’Afrique […] » Ainsi, en février
2011, à l’initiative de ce dernier, trois députés français décidèrent
de se rendre à leur frais en Côte d’Ivoire pour rencontrer les acteurs de
la crise mais ils furent bloqués par Nicolas Sarkosy, qui les empêcha de
sortir de la France ». Le témoignage et le courage de Kieffer, Lepage et
Philippe Rémont, ainsi que leur assassinat invitent les démocrates
ivoiriens à comprendre qu’il y a encore en France des hommes de bon sens,
contrairement à ces français qui ont perdu la raison face au racket d’or
et de diamant dans notre pays, prêts à vendre même en France, pour peu de
dollars, l’air qu’il respire, en rejetant, par exemple, la politique des
écologistes, même s’ils savent qu’ils seront condamnés à mourir
asphyxiés. Nous nous inclinons devant les dépouilles de ces valeureux
français tombés après avoir interpellé les autorités d’une France loin
d’être démocratique. La crise ivoirienne a démontré que l’exécutif
français s’est toujours fourvoyé dans les méandres des intérêts
politiques, en prônant dans notre pays l’usage de la force et non le bien
fondé des valeurs démocratiques. Que dire de la liberté de presse, ce
quatrième pouvoir, qui a connu une profonde mutation pour devenir simplement
de la propagande, du marketing politique? Quelle analyse pourrait-on aussi
faire, dans un tel contexte politique, du film ivoirien run classé à Cannes
dans la catégorie « un certain regard » ? Nous nous limiterons à deux
questions fondamentales que se posent toute critique objective des œuvres de
l’esprit : « Qui est le commanditaire du film run ? Quel est son contexte
historique ? » Selon l’AIP, "le film intitulé « Run », a en effet été
Co produit par le ministère de la Culture et de la Francophonie grâce au
Fonds de soutien à l’industrie cinématographique (FONSIC) et a été
réalisé par l’Ivoirien Philippe Lacôte ». L’œuvre étant coproduite,
nous avons pratiquement deux commanditaires : le réalisateur et le régime
d’Abidjan, d’Alassane Ouattara. Le contexte historique est la crise
ivoirienne que nous n’avons pas encore traversée. Le fait que le régime
d’Abidjan soit aussi le commanditaire de ce film qui concilie fiction et
faits historiques nous invite à nous demander objectivement, si cette œuvre
s’inscrit dans la liberté d’expression, et d’opinion ou dans le
contexte de la propagande de Bernays, pour manipuler l’opinion nationale et
internationale. Quant au contexte historique, nous considérons en effet,
après l’intervention de l’armée française dans la politique
intérieure de notre pays que la Côte d’Ivoire a reculé de 50 ans
environ, selon les propos du député français Didier Julia. L’œuvre de
Michel Lacôte, au-delà de sa qualité artistique, devient forcément, dans
de telles conditions, une interprétation partisane de la crise ivoirienne,
et s’expose, logiquement, à des critiques acerbes puisqu’elle court le
risque de tronquer la mémoire collective pour satisfaire son principal
commanditaire : le régime d’Abidjan. En février 1944 les nazis qui
avaient occupé Paris imprimèrent des affiches rouges pour faire passer, aux
yeux de l’opinion nationale et internationale, les résistants français
pour des violents, des criminels. Cette affiche, qui était une œuvre
d’art s’inscrivait en fait dans la propagande nazie. La Côte d’Ivoire
dont la Constitution est bafouée, comme celle de la France, à l’époque
du gouvernement de Vichy, voit à Cannes un film sur la « violence politique
» des partisans de Gbagbo, violence dont on ignore les origines puisque le
film part d’une fiction. Quand nous savons que les partisans de Gbagbo
luttent toujours pour la légalité constitutionnelle dans leur pays, nous
nous demandons quelles sont les intentions du commanditaire principal du film
ivoirien run qui a déporté à la Haye le président Gbagbo. A vous d’en
juger en toute objectivité.

Une contribution par Isaac Pierre BANGORET (Écrivain)