Côte d'Ivoire : en attendant 2020

Par Le point - Côte d'Ivoire. En attendant 2020.

REPORTAGE. À un peu plus d'un an de la présidentielle ivoirienne, les manœuvres des politiques et des partis sont autant scrutées que les indicateurs économiques. Par Dounia Ben Mohamed (avec ANA), à Abidjan.

Il fait chaud, très chaud en ce début d'année à Abidjan. Et l'harmattan, ce vent chaud venu de l'Est, en retard cette année, n'est pas le seul responsable. La libération de Laurent Gbagbo, l'ex-président et leader du Front patriotique ivoirien (FPI), même si son retour au pays reste incertain, vient rebattre les cartes d'un jeu politique déjà complexe.

Alors qu'Henri Konan Bédié (HKB) qui fut président, de 1993 à 1999, a claqué la porte du parti unifié et de « son allié » Alassane Ouattara, Guillaume Soro, qui a quitté la présidence de l'Assemblée nationale, maintient le suspense sur ses intentions dans la perspective de 2020. Cette année-là, l'élection présidentielle, qui confirmera ou non que la Côte d'Ivoire a définitivement tourné la page de la crise et que le cap fixé pour l'émergence du pays est toujours d'actualité.

Un climat politique tendu
À un an de l'échéance, le tableau recèle quelques points d'inquiétude. Le climat politique ambiant confirme que l'éternelle question de la réconciliation nationale, le premier défi du président ADO qui devait confirmer la sortie de crise, continue de planer au-dessus du pays.

En dépit de l'embellie macro-économique, avec une forte croissance, de l'ordre de 7 %, l'effervescence économique et la ruée des investisseurs, les grands chantiers sont toujours en vue : le troisième pont et bientôt le 4e, l'autoroute Abidjan-Grand-Bassam et Yamoussoukro-Bouaké, en attendant le métro d'Abidjan… également prévu en 2020. « La situation de la Côte d'Ivoire est assez alarmante sur le plan politique. ADO déçoit beaucoup et l'émergence à l'horizon 2020 semble être un slogan », déplore un observateur socio-économique.

La confiance quand même
Pourtant, du côté du pouvoir en place, on s'affiche plus que confiant. Le congrès constitutif du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le 26 janvier, a donné lieu à une démonstration de force. Plus de 100 000 partisans se sont réunis pour l'occasion au stade Houphouët-Boigny, scellant l'union entre le Rassemblement des républicains (RDR du président Alassane Ouattara) et l'Union pour la démocratie et la paix en Côte d'Ivoire (UDPCI) du ministre Albert Toikeusse Mabri.

« Je veux vous dire que c'est avec une joie immense et aussi beaucoup d'émotion que je suis devant vous aujourd'hui. Ce samedi 26 janvier 2019 est un moment historique pour notre pays et pour chacun d'entre nous », a déclaré ADO lors du congrès, lequel n'a pas encore révélé ses intentions pour 2020, indiquant « je vous donnerai ma réponse l'an prochain ». Avant d'assurer : « Le RHDP est en marche pas seulement pour 2020, mais pour des décennies et des décennies. »

Qui pour 2020 ?
« Allez leur dire que 2020, c'est déjà calé, c'est déjà bouclé. Ils n'ont qu'à passer après. Peut-être dans vingt-cinq ans », avait déjà annoncé Hamed Bakayoko, le ministre d'État et ministre de la Défense d'Alassane Ouattara, un des champions d'ADO appelé à jouer un rôle important pour 2020. Avec d'autres, parmi lesquels, l'actuel chef du gouvernement Amadou Gon Coulibaly, Daniel Kablan Duncan, le fidèle bras droit d'ADO, le technocrate à qui il doit notamment l'embellie macro-économique, actuel vice-président…

Sans oublier celui qui reste l'enfant terrible de la classe politique locale, Guillaume Soro, l'ancien leader de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire (FESCI), dont l'absence au congrès aura confirmé la volonté de prendre de la distance… pour mieux se préparer pour 2020.

Reste Henri Konan Bédié. Plus que jamais de retour et décidé à peser, encore et toujours, sur la scène politique ivoirienne. « Ce n'est pas la renaissance de Bédié mais celle du PDCI », modère Jean-Louis Billon. Ancien patron de la chambre de commerce, ancien ministre du Commerce, longtemps à la tête de l'entreprise familiale Sifca, il place lui aussi ses pions, lentement mais sûrement pour 2020.

Avec à son actif, son bras de fer avec la présidence lors de l'attribution contestée à Bolloré du deuxième terminal à conteneurs du port autonome d'Abidjan, qui lui a valu une certaine popularité. « La situation est claire : il y a une rupture au sein du RHDP et on est en train de construire notre propre stratégie. Laquelle sera déclinée dans notre programme. On a à cœur autant sinon plus la stabilité, le développement, et la grandeur de notre nation et une meilleure répartition des richesses. » Il nuance par ailleurs « l'euphorie économique ».

« Même si elle reste élevée, il y a un ralentissement de la croissance. Nous avons atteint le pic en 2012, après, d'année en année, elle recule un peu plus, ce qui veut dire qu'on n'arrive pas à la maintenir à un certain niveau. » En cause, selon lui, « la gouvernance économique qui laisse la place à de nombreuses dérives, la corruption, l'instabilité… du coup en termes d'investissement les entreprises les plus crédibles y regardent à deux fois. » Et d'ajouter : « du point de vue du climat sociopolitique, malheureusement, tout le monde attend 2020, ce qui entraîne un certain ralentissement ».

« Il faut qu'on tourne la page de la crise »
D'où une réelle inquiétude quant à l'avenir, à court terme, du pays. « C'est un fait. La réconciliation, la construction du contrat social, n'a pas été la principale préoccupation pour le pouvoir en place. Avec les dissensions entre les acteurs politiques sur contexte de crise pré-électorale, on va vers une crise électorale et post-électorale si on ne corrige pas les sources de fractures. » Si elle ne décrète pas, la réconciliation aurait dû faire l'objet de mesures « concrètes ».

« C'est une question de bon sens. Il faut que les institutions de régulation de la vie politique soient crédibles, le Conseil constitutionnel, la Commission électorale indépendante, la justice et la police. Il faut sortir de la ligne, tout le monde veut prendre la place de ou avoir sa part du gâteau, mais être juste vis-à-vis de l'autre, sans chercher à éliminer tous ceux qui ne sont pas du même bord politique. En attendant, il y a un risque…

Quand on entend dans les discours que tout est bouclé pour 2020 [allusion aux propos de Bakayoko, NDLR], cela signifie qu'on ne veut pas partir autrement que par la force. Comme le dit Laurent Gbagbo, “on gagne ou on gagne”. » Sur ce dernier justement, Billon estime que l'acquittement était « attendu », voire nécessaire. « Pour la paix et la cohésion de la Côte d'Ivoire, c'est une bonne chose. Il a passé sept ans à La Haye, on n'est pas arrivé à prouver qu'il était coupable, il faut arrêter la facture. » S'il revient ? « C'est son droit et il sera fêté par ses partisans. Il faut qu'on tourne la page de la crise. Il y a des injustices dans notre pays, on ne règle pas une injustice par une autre. »

Nouvelle génération
Celai dit, un autre vent souffle sur Abidjan. Soutenu par la génération Smart. Apolitique, elle observe avec attention, et avec une certaine lassitude, les dérives de la classe politique, mais n'en reste pas moins vigilante. S'il y a peu à parier que ces derniers, les yeux rivés sur leur start-up et les réseaux sociaux, descendent dans la rue à l'appel d'un candidat ou d'un autre, ils refusent l'idée d'un come-back. « Mon sentiment est plutôt tiède en raison des récents événements. Il y a du potentiel dans ce pays.

Moi je me projette dans la Côte d'Ivoire de dans dix ans. Les investissements que je fais, c'est pour les dix, les vingt prochaines années. Même si la période que nous traversons aujourd'hui est difficile, je sais que l'on peut compter sur notre jeunesse, des citoyens peut-être pas politisés, mais des acteurs citoyens qui ont envie de lendemain meilleurs. Une génération qui n'a pas connu Houphouët, donc moins gâtée, qui a appris, du fait de la crise, à se battre », confie Édith Brou, célèbre « geekeuse » d'Abidjan. Reste à passer l'étape de 2020. Et pour Édith, il n'y a pas deux options possibles : « Je pense qu'on est capable de s'en sortir, de faire le Singapour de l'Afrique.

D'ici 5 ans, après avoir passé ce goulot d'étranglement, 2020, avec la décentralisation, le développement d'autres pôles économiques à l'intérieur du pays, ce qui est déjà en cours, des jeunes commencent à y investir, achètent des terrains à Bingerville, Jacqueville, dans l'ouest du pays, parce qu'ils y voient du potentiel, avec peu de moyens, ils travaillent, se projettent de plus en plus. Tout le monde se prépare pour la prochaine décennie. Parce que nous, nous n'avons pas d'autre pays, alors soit ça passe… soit ça passe. »

Un sentiment partagé par Arthur Moloko, directeur commercial Cfao Motors Côte d'Ivoire, fraîchement élu maire adjoint en charge de la jeunesse à la mairie de Treichville, il incarne le nouveau vent qui souffle sur la scène politique. Celui porté par les indépendants, de jeunes élus, qui ont confirmé, lors des dernières municipales, leur percée sur la scène politique ivoirienne. « Je ne me vois pas comme un acteur politique mais un membre de la société civile qui a accepté d'aller sur le terrain des municipales parce que, pour moi, c'est à ce niveau, que se joue le développement. »

Décidé à mettre son expérience et son réseau au service de ce développement, il se veut comme une nouvelle source d'inspiration pour cette jeunesse déçue de la politique alors que certains de ses acteurs, observe-t-il « se sont enrichis par la corruption ou en profitant de la guerre, et ne peuvent jouer le rôle d'exemple pour ces jeunes. C'est à nous, les technocrates, de reprendre notre place. » Et de rappeler : « Aujourd'hui, on a l'impression que les politiques composent plus de la moitié du pays. Or c'est faux, c'est la société civile et les jeunes, plus de 70 %, c'est là que le pouvoir se trouve. À nous de prendre notre place. »

Une majorité silencieuse qui fera la différence en 2020. « Je n'ai personnellement pas de craintes pour 2020. Parce qu'il y a toute une frange de ce pays qui ne s'exprime pas, mais néanmoins consciente, qui a vécu les événements de 2010, et va s'exprimer. » Et de prendre pour exemple les municipales, un test réussi selon lui. « Pour l'élection au Plateau, les jeunes se sont mobilisés, et on a eu des élections libres et transparentes. La preuve que l'on peut le faire, et on doit le faire ! » En attendant, si lui a déjà une idée de « son candidat » pour 2020, autour de lui, les jeux restent ouverts. « On sait surtout pour qui on ne va pas voter… »

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