Côte d'Ivoire: Sur les traces des victimes du bus N° 19

Côte d'Ivoire: Sur les traces des victimes du bus N° 19

Le bus N°19.

Le 16 août 2011 par IvoireBusiness - Hommage aux victimes du bus N° 19 de la SOTRA: toutes ressemblances avec les personnages, ou les noms, ne sont que pure coïncidence…

Ce vendredi, 05 Août comme tous les autres jours ouvrables, Konan Fabrice attendait, un hypothétique bus. Dans la petite foule d’hommes massés à l’arrêt, il était plongé dans ses pensées. Bientôt une heure qu’il attendait, l’arrivée du bus N° 19 qui doit le conduire à son lieu de travail au plateau. Konan Fabrice est fonctionnaire, depuis bientôt 20 ans au service de la solde au plateau. Il jeta un coup d’œil rapide à sa montre : 5h46. Avec la nouvelle tranche horaire du tout nouveau ministre de la fonction publique, mieux valait être à l’heure à son poste. Depuis l’arrivée aux forceps des nouvelles autorités, l’atmosphère au bureau était devenue délétère, en dépit des appels à la réconciliation prônée à cor et à cris. Ses positions politiques lui ont valu d’être marginalisé par ses collègues RHDP. Parfois même certains ne manquaient pas l’occasion de le toiser ouvertement. Tout y passait : moqueries, quolibets, insinuations, etc. Aux provocations de ses collègues, il était tenté de répondre que depuis l’arrivée de leur mentor, le prix des denrées de premières nécessités n’avaient cessé de grimper. Et que la situation sécuritaire du pays était toujours alarmante, avec tous ces bandits à qui ils avaient distribué des armes pour parachever leur coup d’état. Mais il n’était pas à l’abri des rapports de certains zélés, qui voulaient coûte que coûte le ‘’couler’’ auprès du nouveau patron tout récemment bombardé directeur. L’ancien, ne faisant pas parti du clan des nouvelles autorités, ayant été immédiatement dégommé. Prenant son mal en patience, il attendait ce bus qui ne venait toujours pas. Il pensa à son collègue Pascal. Lui au moins avait sa petite voiture. Il était à l’abri des retards, des longs moments d’attente et des bousculades à l’arrêt du bus. Malgré ses 20 ans de service, Konan Fabrice, n’avait pu s’acheter une voiture. D’ailleurs comment lui, Konan Fabrice pouvait-il s’offrir ‘’ce luxe’’ ? Il ne pouvait s’acheter même une ‘’France aurevoir’’, quand primes et avantages sont bloqués - par les nouveaux arrivants - au motif que le pays traverse une crise? D’ailleurs, a t-il fini d’éponger sa foule de dettes ? Pendant la guerre d’Abidjan, il a du prendre à crédit, chez le boutiquier du quartier : sacs de riz, huile, savons. Sans compter le loyer et les arriérées de factures d’eau et d’électricité à payer. Il sourit de dépit en pensant au paiement des deux mois de salaires promis par le nouvel homme fort du pays: « Il nous a eu ! »se dit-il. Avec tous les prélèvements que les banques ont effectués, il s’est retrouvé avec à peine son salaire mensuel. « Comment vais-je m’en sortir ?», s’interrogeait-il. Ce matin encore, il dut enjamber les nombreux cousins encore couchés dans son salon. Sa femme et ses 4 enfants dormant dans la chambre d’à côté. La plus jeune qui avait 3 ans, ne cessait de lui réclamer un vélo: « Papa, n’oublie pas mon vélo à ton retour hein !», ne cessait-elle de rappeler chaque fois qu’il se rendait au travail. Si seulement elle savait les problèmes son papa ! Il se disait: « à mon arrivée au plateau, j’irai acheter mon journal Le Temps». Mais il se rappela aussitôt que le nouveau régime venait de suspendre son quotidien préféré. Puis il se voyait dans son bureau. Comment il se livrait à toutes sortes de gymnastiques, pour lire en cachette son journal. De peur d’être surpris par ses collègues indélicats.
Guehi Rosemonde est étudiante dans une grande école au Plateau. Après la guerre, elle a repris son parcours quotidien dans le bus N° 19, pour aller aux cours. Avec toutes ses perturbations dues à la crise, elle n’avait plus cet engouement des premiers moments. Son école n’avait plus son animation d’autrefois. Certains étudiants et professeurs manquaient à l’appel. Le souvenir de sa meilleure amie et voisine, Sylvia était encore vif dans son esprit. Cette dernière ne venait plus aux cours. Elle a été violée au plus fort de la guerre par les combattants FRCI à Yopougon. Son statut d’étudiante ayant précipité son malheur. Rosemonde ressentait vraiment du dégoût en pesant à ces hommes armés, disséminés partout dans la ville et jouissant d’une impunité totale. Elle même n’avait vraiment plus la tête aux études. Depuis cette crise, la vie en famille était de plus en plus pénible. Son père, pro-Gbagbo et cadre de l’administration, était en fuite hors du pays. Avec en prime le gel de ses avoirs par les autorités en place. A la maison, manger à sa faim était devenu difficile. Sa mère, simple ménagère, n’arrivait plus à joindre les deux bouts. « Où vais-je manger ce midi ? » se demandait-elle, en jetant un œil sur ses piécettes, avant d’acheter son ticket de bus. Les vendeuses de beignets, de bananes braisées, d’eau en sachet, de jus…, avaient disparus avec la démolition de la ‘’Sorbonne’’. Mais une question la préoccupait plus - avec la date des examens du BTS qui arrivait à grands pas - :« Que ferai-je avec un BTS, dans un pays où tout semble aller de travers ? » se demandait-elle dans un profond soupir.
Assise à même le sol dans le bus N° 19, dame Fanta Sidibé, commerçante de fruits au marché d’Adjamé. Bien que dans la force de l’âge, elle n’arrivait pas à se tenir debout pendant longtemps. Comme tous les jours, elle faisait le même parcours pour vaquer à ses activités. Habitant à l’origine à Abobo, elle a dû se déplacer chez sa tante à Koumassi, aux heures chaudes de la crise. Ce matin, elle était plus préoccupée que d’habitude. En effet le très renommé ‘’brave tchè’’ avait décidé, ces derniers jours de les déguerpir. Selon lui, elles occupent illégalement les trottoirs des rues et contribuent à augmenter l’insalubrité. Depuis lors, elle et ses consœurs commerçantes ne cessent de livrer la guerre aux éléments FRCI commis au déguerpissement. Tantôt les suppliant, tantôt invectivant les ‘’déguerpissseurs’’. Mais ces derniers, insensibles, restaient sourds à toutes leurs plaintes. Malgré la foule et les secousses du bus, elle réfléchissait : « Mais que nous fait ADO ? Il oubli déjà que c’est nous qui avons battu sa campagne ? Et que c’est encore nous, femmes du RDR, qui sommes sorties dans la rue, au risque de nos vies, pour revendiquer sa victoire ? Comment vais-je désormais nourrir mes enfants ? » Poursuivant dans ses pensées, elle ajoute: « Et je n’ai même plus les nouvelles de Moussa et Brahima ». Moussa et Brahima sont en effet, deux des fils de Fanta, qui ont décidé de rejoindre les rebelles, aujourd’hui baptisés Forces Républicaines. Au début, elle recevait quelques coups de fils de ses fils. Mais depuis un bon moment, surtout après la bataille d’Abidjan, plus aucune nouvelle d’eux. Elle se refusait à penser au pire. Aussitôt à Adjamé, de dit-elle, je dirai à mes sœurs d’organiser une marche de protestation pour nous faire entendre. Le slogan sera: ‘’Gbagbo kafissah !’’ (Gbagbo est mieux en langue dioula). Puis elle resta nostalgique du temps du ‘’Woudy’’, où elles pouvaient s’installer sans en être inquiétées. « Au fonds, lui au moins avait le sens du social » reconnut-elle.
Il avait fait ‘’la nuit’’. Il, c’était Lago Gogoua, docker au port d’Abidjan. Un peu endormi dans un siège du bus N° 19, il avait hâte de prendre une bonne douche et un repos bien mérité. Mais avant, il devait se rendre au Plateau pour un retrait d’argent. Il avait laissé à la maison à Vridi, sa copine Martine. Celle-ci en grossesse, lui avait remis une ordonnance. Il avait promis lui rapporter, à son retour, les médicaments prescrits. Comme ses prédécesseurs, il était plongé dans ses pensées. La situation au port, n’était plus ce qu’elle était, depuis cette crise. C’était révoltant : « Comment des étrangers peuvent-ils avoir la priorité dans le travail, au détriment de nous les fils de ce pays ? Et le port, dont toutes les activités sont quasiment aux mains des étrangers ? ». Le nouveau Directeur du Port qui a cru bon d’instaurer dès son arrivée, une ‘’chasse aux sorcières’’. Certains travailleurs sont persécutés et même renvoyés du fait de leur appartenance politique. Notamment ceux du camp Gbagbo. A ce rythme, se disait-il, « je ne suis pas sûr de conserver pour longtemps mon boulot ». Il envisageait même s’installer au village avec sa petite femme. Abidjan ne respirait plus la quiétude d’autrefois. Au village, il pourrait commencer une nouvelle vie de planteur. Au port, les bateaux se faisaient de plus en plus rares. Les séquelles des différents embargos de l’Union Européenne étaient toujours perceptibles. Il a même dû observer, un ‘’chômage technique’’ pendant la crise dite postélectorale. « Ça, ne peut pas continuer ainsi » se répétait-il. Il avait encore en mémoire, le coup de fil de son ami, Bruno, ex-FDS, dans la clandestinité. Ce dernier lui avait assuré que lui et ses frères d’armes suivaient attentivement tout ce qui se passait dans le pays. Qu’ils entendaient les complaintes des ivoiriens et qu’ils étaient au courant de toutes leurs souffrances. Mais surtout qu’ils ne comptaient pas croiser les bras face aux malheurs de leurs frères et sœurs. A condition que les nouveaux arrivants ne changent de politique. L’idée d’une nouvelle guerre, serait vraiment terrible pour ce pays, pensait-il.
Il était environ 6h30, lorsque ce bus N° 19 de la SOTRA, entama sa montée sur le pont Félix Houphouët Boigny. Le chauffeur aperçoit une voiture arriver sur sa gauche. La voie est dégagée. Mais le véhicule qui roulait à vive allure tout comme le bus, fait une queue de poisson au mastodonte bondé de monde. Le chauffeur du bus, surpris par la brusque manœuvre du véhicule, se déporte dangereusement sur sa gauche. S’il réussit au prix de mille efforts à éviter de percuter la voiture, il ne réussira pas à éviter la Toyota, en panne, garée sur le côté gauche du pont. L’inévitable, se produit alors. A l’intérieur du bus, c’est un véritable concert de cris stridents et de hurlements. Chacun s’agrippant désespérément à ce qu’il peut. A l’extérieur, la scène est digne d’un film d’action hollywoodien: crissements de pneus, bruits assourdissants de métal. Le bus, lancé à une folle allure, n’arrête pas sa course. Il renverse violement un poteau électrique, fait plusieurs tonneaux, arrache le béton armé avant de plonger dans la lagune Ebrié. Puis s’ensuit un silence total. Ce jour, 05 aout 2011. Veille de la célébration de la fête de l’indépendance de la Côte d’Ivoire. On ne reverra plus jamais Konan Fabrice, Guéhi Rosemonde, Fanta Sidibé, Lago Gogoua… Leurs rêves, leurs espoirs, s’étant envolés avec eux. Tout comme nous, ils ont rêvé et souhaité plus de justice, plus de liberté, plus de démocratie, dans leur pays. Quitte à nous qui avons encore la grâce d’être en vie, de continuer leur lutte, là où ils l’ont laissé. Ainsi s’achève leur histoire. Que leurs âmes reposent en paix.

Marc Micael