Urgent - Affaire Bettencourt : non-lieu pour Sarkozy

Par Le Monde - non-lieu pour Sarkozy dans l'affaire Bettencourt.

PHOTO: Par Valery Hache (Le Monde).

Ils ont tout tenté, exploré tant de pistes. Mais les deux juges d'instruction bordelais chargés de l'affaire Bettencourt, Jean-Michel Gentil et Valérie Noël, n'ont pu se résoudre à renvoyer devant le tribunal correctionnel, pour "abus de faiblesse", l'ancien chef de l'Etat Nicolas Sarkozy.
Dans leur ordonnance de renvoi, signée lundi 7 octobre, ils ont en effet conclu à un non-lieu en faveur de M. Sarkozy. Dix autres mis en examen – dont l'ancien ministre du travail Eric Woerth, le dandy François-Marie Banier, l'avocat Pascal Wilhelm, l'ex-gestionnaire de fortune Patrice de Maistre ou l'homme d'affaires Stéphane Courbit – devront, eux, prendre place sur les bancs du tribunal correctionnel de Bordeaux, vraisemblablement courant 2014. Les juges ont préféré prendre les devants et n'ont pas voulu attendre que la Cour de cassation, saisie par les mis en examen, se prononce sur la régularité de la procédure.
Le 21 mars, l'ex-chef de l'Etat avait pourtant été mis en examen pour "abus de faiblesse" dans l'affaire Bettencourt, et l'hypothèse de son retour dans l'arène politique en avait pris un sacré coup. Comment comprendre ce qui peut apparaître aujourd'hui comme un revirement ?
D'autant que, six jours après cet acte de poursuite, les juges dressaient un procès-verbal assassin, récapitulant l'enchaînement des faits qu'ils étaient parvenus à mettre au jour, et notamment la troublante concordance entre les remises de fonds et les rendez-vous entre les différents protagonistes. Nicolas Sarkozy apparaît en effet dans ce procès-verbal d'analyse, daté du 27 mars, comme le véritable cerveau d'un système bien huilé, ayant permis de ponctionner les liquidités de la milliardaire Liliane Bettencourt, avant la présidentielle de 2007.
Pour les magistrats, à ce moment-là, des indices graves et concordants laissaient donc penser que l'ancien président de la République avait pu profiter de la dégénérescence de la vieille dame. D'où le choix de le mettre en examen, alors que, dans un premier temps, ils l'avaient simplement placé sous le statut de témoin assisté. Mais en droit, comme l'a fort opportunément rappelé la cour d'appel de Bordeaux, le 24 septembre, il existe une nette différence entre les "indices" et les "charges", seules ces dernières permettant de renvoyer les mis en examen devant un tribunal.

LES JUGES ONT SUIVI LE CODE PÉNAL À LA LETTRE
La charge, indiquait ainsi la cour d'appel, "inclut l'existence d'éléments de preuve suffisants permettant d'envisager la culpabilité de quelqu'un, et donc son renvoi". Or, comme Le Monde l'avait déjà indiqué le 11 avril, les éléments de preuves apparaissaient trop ténus pour envisager le renvoi d'un ancien président de la République devant un tribunal, en l'accusant d'avoir profité d'une vieille dame. Une relaxe aurait fait très mauvais effet, donné l'image d'une justice coupée en deux, voire politisée. Les juges ont donc suivi le code pénal à la lettre, n'en déplaise à leurs contempteurs, souvent situés dans le camp Sarkozy.
Les magistrats étaient de toute façon confrontés à un redoutable défi. Le délit d'abus de faiblesse est très difficile à caractériser sur le plan pénal. Il faut notamment prouver que la victime est d'une "particulière vulnérabilité", l'âge n'étant pas un indice suffisant. Il s'agit aussi d'étayer l'existence de pressions graves et réitérées par le mis en cause, induisant un acte "gravement préjudiciable" pour la victime. Enfin, la "volonté frauduleuse" du suspect doit être démontrée, c'est-à-dire sa connaissance de l'état de la personne concernée.
Les magistrats ont pourtant accompli un travail impressionnant. Dans une ordonnance du 2 janvier, le juge Gentil évoque ainsi "la mise en place d'un système occulte de mise à disposition d'espèces entre février 2007 et décembre 2009 (...) à la demande de Patrice de Maistre". Alors chargé de fortune de Mme Bettencourt, il est suspecté d'avoir fait bénéficier de cette manne le trésorier de l'UMP, Eric Woerth. Le juge a identifié sept virements suspects, pour 4 millions d'euros, opérés à partir des comptes suisses du couple Bettencourt, de 2007 à 2009.
Les magistrats s'appuient sur la concordance des dates. Le 5 février 2007, un coursier débarque chez Mme Bettencourt, en présence de M. de Maistre, entre 17 h 15 et 17 h 45. C'est le système par lequel l'argent occulte est apporté aux Bettencourt. Deux jours plus tard, le 7 février 2007, M. de Maistre et M. Woerth se retrouvent. Juste après la rencontre, le trésorier de l'UMP file au QG de campagne de M. Sarkozy, où se tient une réunion avec l'équipe financière. Le 12 février 2007, M. Woerth rencontre M. Sarkozy, à 9 h 45, au ministère de l'intérieur. Autant d'éléments qui ont convaincu les magistrats instructeurs qu'il y a bel et bien eu une remise de fonds occultes au profit de M. Woerth. Ce dernier devra s'en expliquer devant le tribunal.
ELÉMENTS TROP FAIBLES POUR UN RENVOI EN CORRECTIONNELLE
S'agissant de M. Sarkozy, s'ils semblent impuissants à démontrer que sa campagne présidentielle a pu bénéficier des fonds Bettencourt, les magistrats postulent qu'il a pu bénéficier d'argent liquide à titre personnel. Encore faut-il prouver, dans cette hypothèse, que l'ancien chef de l'Etat s'est rendu à plusieurs reprises au domicile des Bettencourt, que la milliardaire, en état de faiblesse depuis 2006, était présente lors de ces entrevues, et qu'il y a eu remise d'argent lors de ces rencontres forcément discrètes. Et, quand bien même établiraient-ils que M. Sarkozy s'est rendu deux fois, et non une comme il le soutient, chez les Bettencourt, cela n'attesterait pas qu'il ait touché des fonds.
Deux dates semblent néanmoins essentielles dans l'esprit des magistrats. Les samedis 10 et 24 février 2007. M. Sarkozy a reconnu s'être rendu au domicile des Bettencourt, à leur demande, le 24 février. Les juges se sont procuré les plannings des employés de la maison Bettencourt, ainsi que leurs fiches d'indemnités de repas. Le témoignage de quatre domestiques est primordial, ils disent tous n'avoir assisté qu'à une seule visite du candidat Sarkozy, alors ministre de l'intérieur. Aucune remise de fonds à M. Sarkozy n'est dénoncée par les employés.
La femme de chambre Dominique Gaspard et le maître d'hôtel Bruno Lantuas, tous deux présents le 24 février, se souviennent en revanche, contrairement à M. Sarkozy, de la présence de Mme Bettencourt lors de l'entrevue. Le majordome Pascal Bonnefoy, quant à lui, ne pouvait être présent le 24 février 2007. Or, ce dernier maintient avoir assisté à une visite du candidat Sarkozy. Donc, pour le juge Gentil, qui l'indique à M. Sarkozy, "il semble effectué une autre visite au domicile des Bettencourt, probablement le 10 février 2007". Deux visites, avec, pour seules preuves, deux descriptions de tenues vestimentaires différentes et des témoignages et tableaux de service sujets à caution... Des éléments décidément trop faibles pour envisager le renvoi de M. Sarkozy en correctionnelle.

Chronologie

16 juin 2010 Mediapart publie des extraits d'enregistrements pirates réalisés entre 2009 et 2010 par le maître d'hôtel de l'héritière de L'Oréal, Liliane Bettencourt. Ils suggèrent notamment des financements politiques occultes et d'importantes fraudes fiscales.

6 juillet Claire Thibout, ex-comptable des Bettencourt, affirme qu'Eric Woerth a reçu 50 000 euros en liquide pour la campagne de M. Sarkozy en 2007.

17 novembre L'affaire Bettencourt est transférée de Nanterre à Bordeaux. Plusieurs instructions sont ouvertes, la principale vise d'éventuels "abus de faiblesse" dont aurait été victime Mme Bettencourt.

9 février 2012 M. Woerth est mis en examen pour "recel" dans le volet abus de faiblesse.

22 novembre M. Sarkozy est interrogé comme témoin assisté.

21 mars 2013 M. Sarkozy est mis en examen pour abus de faiblesse.

Par Gérard Davet et Fabrice Lhomme