Coups d’Etats en Afrique de l’ouest : L’émergence irréversible de la « pensée décoloniale », Par Ben Zahoui-Dégbou

Par Ivoirebusiness/Débats et Opinions - Coups d’Etats en Afrique de l’ouest. L’émergence irréversible de la « pensée décoloniale », Par Ben Zahoui-Dégbou.

Ben Zahoui-Dégbou, Géographe, Journaliste spécialiste de Géopolitique.

Les coups d’États, formes d’accessions antidémocratiques au pouvoir, mais en vogue et très populaires actuellement en Afrique de l’ouest (Mali, Guinée et Burkina Faso) ont jalonné l’histoire des pays de cette partie du continent depuis leur accession à l’indépendance après quatre-vingts ans de colonisation (1860-1960).

Cette région du continent a été le champ de plusieurs conflits armés dont : cinq guerres civiles, trente-neuf coups d'États militaires réussis, ainsi que trois cas de mouvements séparatistes, notamment la guerre du Biafra au Nigéria (1967-1970) et la rébellion en Côte d’Ivoire (2002-2011).

Les causes profondes de ces trente-neuf coups d'États en Afrique de l’ouest sont connues et pullulent dans la littérature sociopolitique et géopolitique. Le cadre théorique classique, brandi de façon récurrente et péremptoire, par la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), reposant essentiellement sur le concept du changement de régime contraire à la constitution, est devenu insuffisant pour expliquer ces coups d'États.

Ce cadre théorique classique ne tient pas compte, ceci peut-être volontairement, des facteurs historiques et sociopolitiques liés à la colonisation. En effet, les héritages de cette période continuent malheureusement d’handicaper le processus d’édification de véritables nations dans les anciennes colonies françaises en Afrique de l’ouest qui restent largement dépendantes de l’hexagone.

Des analystes avérés de la scène politique africaine pensent qu’il est difficile, d’appliquer aujourd’hui, le concept de nation à nos pays, parce qu’il implique la mise en place d’un véritable processus démocratique avec des institutions fiables, fortes et indépendantes, comme le soutient Jean-François Médard dans « Autoritarismes et démocraties en Afrique (1991) ».

Les années 1960 ont été considérées, à juste titre, comme celles des indépendances et des régimes de partis uniques caractérisés essentiellement par une gestion opaque, partisane et clanique des affaires de l’État. Quant aux années 1990, elles ont rimées, au contraire avec la démocratie et le multipartisme. Résultats souvent de longues conférences nationales qui ont servi de cadres transitionnels aux pays africains, justement vers la démocratie.

Trente deux ans après ces conférences nationales, cette démocratie est encore très chancelante avec des institutions étatiques instrumentalisées par les pouvoirs en place dans plusieurs pays en Afrique de l’ouest. Justement, dans son discours prononcé au Ghana en 2010, lors d’une visite officielle, l’ancien président américain Barack Obama, disait : « L’Afrique, au lieu d’avoir des hommes forts, doit avoir des institutions fortes ».

La nécessité de choisir des personnes indépendantes pour animer ces institutions qui, elles-mêmes doivent être indépendantes, est fondamentale. Il faut nécessairement des listes électorales fiables, des élec­tions libres et transparentes garantissant une alternance, le principe sacro-saint par excellence de la démocratie. Ce n’est malheureusement pas souvent le cas. Les chefs d’État qui dirigent la CEDEAO le savent et sont malheureusement en même temps juges et parties.

Les révisions constitutionnelles pour instaurer les présidences à vie, traduisent un profond déclin de la démocratie en Afrique francophone.

En Afrique francophone, au Burkina Faso (Blaise Compaoré, 1987-2014), au Tchad (Idris Déby Itno, (1990 – 2021), en Guinée (Alpha Condé, 2010-2021), en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Togo, au Cameroun, au Gabon, au Congo Brazzaville, un constat est très vite fait, c’est la volonté des tenants du pouvoir de le gérer jusqu’à la mort.

Les révisions constitutionnelles pour instaurer les présidences à vie, traduisent un profond déclin de la démocratie qui confirme cette réalité anachronique. La gestion de la chose publique reste du domaine personnel et discrétionnaire des leaders, et tout contrôle de l’action gouvernementale relève du pur fantasme (Benjamin Ngong, 2008).

La culture du pouvoir semble alors être ramenée à la liberté de tuer, de piller les caisses de l’État, de museler la presse et l’opposition et d’emprisonner en dehors de la loi. Dans ce sens, rares sont les chefs d’Etat, les ministres, les directeurs généraux, directeurs et autres responsables de l’administration centrale qui font l’objet de poursuites judiciaires en cas de détournement de deniers publics. La culture de l’impunité est la règle.

Indubitablement, cette situation met en mal le caractère déterminant du régime démocratique par opposition au régime dictatorial. Disons tout simplement que l’impunité est consubstantielle à la démocratie car « lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la République, l’État est déjà perdu. (Montesquieu, Esprit des lois, 1748) ».

Ainsi, la puissance publique devient virtuelle et reste à la merci des élites civils et militaires. Ceci, à travers des vases communicants avec les dirigeants des anciennes puissances coloniales et gare au Chef d’État africain qui voudra sortir de ce système mafieux qu’on appelle « la Françafrique ». Le président Laurent Gbagbo a fait dix ans de prison (2010-2020) pour avoir voulu donner  une vraie indépendance à la Côte d’Ivoire et restaurer sa souveraineté dans une coopération d’égal à égal avec la France.

Il avait de nobles ambitions pour son pays avec son programme révolutionnaire de refondation pour sortir de la gouvernance postcoloniale. Il faut dire que dans les anciennes colonies françaises qui ont accédé l’indépendance, la décolonisation est restée volontairement inachevée. Elle a laissé la place à : la « Françafrique », moins visible, mais plus insidieux que la colonisation.

C’est un nouveau système qui fonctionne dans des méandres obscurs entre l’Élysée et les palais présidentiels africains. Ce système a été mis en place par l’homme d'affaires et politique français, Jacques Foccart, (1913-1997). De 1960 à 1974, le « Monsieur Afrique » des présidents français tirait toutes les ficelles de la Françafrique. « Aujourd’hui encore, son ombre tutélaire continue d’écraser ses successeurs. (Christophe Boisbouvier, Françafrique : Jacques Foccart, le prince des ténèbres, 2017) ». La mythologie coloniale des rapports France-Afrique enseigne qu’à l’origine ce mot a été utilisé pour la première fois par le président Félix Houphouët Boigny, le premier président de la Côte d’Ivoire indépendante.

Rappelons que la « Françafrique » vise à maintenir par des moyens détournés, la dépendance des anciens pays africains colonisés, vis-à-vis de la France. Ce concept a été théorisé par François-Xavier Verschave comme paradigme de compréhension des relations adultérines et souterraines entre l’État français et des d’États africains. Dans sa théorie, l’économiste français dévoile les paradoxes de ce concept. Il rend compte des enjeux du système, des stratégies de captations des personnalités, des administrations corrompues et des sociétés privées impliquées dans les meurtres de dirigeants africains.

Il dénonce également les détournements d’aide au développement, les changements de constitution et les parodies d’élections ayant pour objectif, le maintien au pouvoir des élites impopulaires et autres dictateurs soutenus par l’ancienne puissance coloniale.
Et c’est à ce niveau que les coups d’États en Guinée, au Mali et dernièrement au Burkina Faso, doivent être analysés.

Ceci, au-delà du changement anticonstitutionnel au sommet de l’États et des problèmes d’insécurité dans les deux derniers pays à cause des Djihadistes. Au-delà de la mauvaise gouvernance, le manque de démocratie, les coups d’État successifs qui ont eu lieu dans ces pays, sont dus en partis, à un rejet de la politique française dans ses anciennes colonies. La France y est fortement présente dans les domaines militaire, politique, économique et monétaire.
La présence de la France en Afrique de l’ouest n’est plus acceptée par la jeunesse.

Cette présence à forte coloration néocoloniale est devenue étouffante et a créé au niveau de la jeunesse qui représente 60% de la population en Afrique de l’ouest, un sentiment « antifrançais », plus exactement, un sentiment négatif contre la politique des gouvernements français en Afrique francophone depuis 1960. La jeunesse ouest-africaine, en quête d’une vraie identité panafricaine, est profondément marquée par une forte conscience politique et l’avènement du Capitaine Thomas Sankara (1983-1987). Un leader charismatique et anticolonialiste transformé, lentement et surement, en héros mythique au panthéon d’une Afrique qui cherche sa dignité et sa souveraineté.

Les jeunesses du Mali, de la Guinée et du Burkina Faso, très au parfum des nouveaux paradigmes qui gouvernent le monde, veillent au grain. Les militaires au pouvoir dans ces pays ne sauraient étouffer leurs aspirations légitimes de liberté, loin de la culture de l’impunité, dans des nations démocratiques et véritablement indépendantes.
Aujourd’hui, les coups d’État observés au Mali, en Guinée et au Burkina Faso pourraient être des occasions de rompre avec « la Françafrique » qui reste un élément de « la colonialité du pouvoir ». Par opposition aux théories postcoloniales, ce dernier concept est justement une piste complémentaire pour mieux comprendre les coups d'État dans la région ouest-africaine.

En effet, la « colonialité du pouvoir »,  désigne un régime de domination qui a émergé à l'époque moderne avec la colonisation et l'avènement du capitalisme (1453-1780). Ce système n’a pas pris fin avec le processus de décolonisation dans les années 50-60 en Amérique du sud, en Asie et Afrique. Il continue d'organiser et de contrôler les rapports sociopolitiques et économiques  actuels entre les anciennes puissances coloniales et les pays du Sud.

Dans ses travaux sur la « colonialité du pouvoir (2007) »,  le sociologue péruvien Anibal Quijano met en lumière la manière dont le capitalisme a eu besoin de la racialisation du travail pour fonctionner et assujettir des peuples entiers (par exemple la traite des Noirs). Sa théorie met en lumière l’eurocentrisme et une imbrication entre le racisme et le capitalisme dans la domination du monde par les puissances coloniale.

Il faut noter que les interprétations traditionnellement admises de la notion de modernité et de civilisation sont eurocentrées, c’est à dire, tout simplement raciste. Ces interprétations s’enracinent dans la tradition des Lumières et véhiculent encore, malheureusement, la vision des grands philosophes comme l’allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) pour lequel, l’Europe est le continent qui porte la civilisation universelle. Cette approche, qui place les autres cultures périphériques dans l’immaturité et l’archaïsme, persiste encore dans la pensée et le comportement des dirigeants politiques néocolonialistes européens notamment français.
Les jeunes nations postcoloniales fragiles subissent la « colonialité du pouvoir » depuis 1960. 

Malgré l’obtention des indépendances par de nombreux pays africains et sud américains, des rapports inégaux de pouvoirs subsistent aujourd’hui encore entre les anciennes métropoles et anciennes colonies. Dans le système de gouvernance mondial, les pays de la périphérie (le Sud global) sont maintenus expressément en position de subordination. L’Afrique subit encore avec une acuité particulière les déstabilisations politiques et sociales dues à la mondialisation. En effet, déjà très fragiles, les jeunes nations postcoloniales, ont hérité d’une souveraineté chancelante voire même inexistante.

Par une « ironie tragique », plusieurs phénomènes de nature très différente ont conjugué leurs effets déstabilisateurs dans ce jeunes nations postcoloniales : la fin de la guerre froide Est-Ouest, qui structurait la géopolitique africaine ; l’improvisation par les bailleurs de fonds d’une injonction démocratique mal maîtrisée, amplifiée par le discours de François Mitterrand à La Baule (1990); le nouveau cadre macroéconomique ultralibéral, marqué par des privatisations sauvages, des Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) incohérents et drastiques, des plans sociaux déguisés, les prix dérisoires des matières premières et des mesures commerciales désavantageuses pour les pays africains  ; les interventions sauvages des multinationales occidentales; et l’explosion des dettes publiques. Tous ces phénomènes qui réduisent à néant les pays africains, fonctionnent dans le cadre de la « colonialité du pouvoir ».

Il est important de noter que la théorie de « la colonialité »  explique largement le problème persistant de l’instabilité politique des pays africains francophones. Un phénomène engendré par l’instrumentalisation de l’armée par des puissances endogène et/ou exogène. L’origine du problème remonte à l’époque coloniale et reste d’actualité avec des accords de coopération économique, monétaire et militaire complètement obsolètes mais qui persistent dans le cadre de la « coloialité du pouvoir ».

Selon le professeur sud-africain de Sciences Politiques, Everisto Benyera, ce système qui affaiblit tous les anciens pays colonisés africains, doit être examiné à la lumière des épistémologies « décoloniales » pour être entièrement compris. Pour lui,  il convient de procéder à cette analyse avant de formuler des hypothèses hâtives sur les coups d’États et leurs périodes de transitions. Ils se sont tous souvent soldés par des échecs cuisants. Ces coups d’États et leurs transitions proposaient des changements au sein du système politique de « la colonialité » plutôt qu’un changement en déhors de ce système de domination ou tout simplement, opérer une rupture avec lui en se basant sur la pensée « décoloniale » qui consiste justement à s’affranchir de cette servitude postcoloniale.

La pensée « décoloniale » a émergé, depuis environ trente ans, à partir d’un collectif de pensée formé initialement en Amérique du Sud. Elle se différencie dans son approche théorique de celle proposée par le postcolonialisme et dénonce une décolonisation volontairement incomplète dans laquelle les hiérarchies raciales, économiques, culturelles et militaires sont maintenues. En claire, elle remet en cause l’eurocentrisme ou l’européocentrisme et comme nous l’avons dit plus haut, ce concept reste une forme de racisme qui attribue une place centrale aux cultures et valeurs européennes aux dépens des autres cultures du monde.

La « décolonialité » apparaît donc comme un nouveau paradigme nécessaire pour libérer les peuples africains qui continuent à vivre comme « des sujets coloniaux » notamment les élites. Un coup d’État pourrait être un moyen de rupture avec la « colonialité », à condition qu’il permette de sortir de ce système avec un nouvel ordre de coopération humanisé et égalitaire. Par exemple, les autorités maliennes demandent en ce moment un toilettage des accords de coopération avec la France dont l’ambassadeur à Bamako a été renvoyé. Dans ce sens, il y a une forte tension entre les deux pays.

La question est de savoir si les dirigeants maliens avec à leur tête le Colonel Assimi Goïta, vont se donner les moyens pour engager la « guerre d’indépendance » de leur pays qui s’annonce.
Cette nouvelle « guerre d’indépendance » pourrait contraindre les Maliens à créer leur propre monnaie.
En effet, déjà, depuis le 9 janvier dernier, le Mali est soumis à un embargo économique qui limite largement ses échanges commerciaux avec ses partenaires de la CEDEAO, aux seuls biens de première nécessité.

Cette institution régionale a également décrété la fermeture des frontières du Mali avec ses États membres. La Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO) a suspendu ses aides financières au gouvernement de transition et gelé ses avoirs réduisant ainsi, de façon drastique, les capacités d’investissement de ce pays. La Banque centrale n’effectue donc plus d’opérations avec le Trésor malien, à l’exception de quelques règlements en cours. Concrètement, il s’agit d’assécher le Trésor malien qui risque à terme de ne plus être en état de payer les fonctionnaires et les militaires. Cette situation pourrait contraindre Assimi Goïta et ses camarades à créer leur propre monnaie.

Pour desserrer l’étau économique, une délégation ministérielle malienne s’est rendue le 17 janvier dernier à Conakry, en Guinée. Elle a été reçue par le colonel Mamadi Doumbouya, le président de la transition guinéenne, d’autant plus solidaire avec ses frères d’armes maliens qu’il craint lui-même des sanctions de la CEDEAO s’il se maintient trop longtemps au pouvoir. Des accords auraient été signés entre les deux pays.

Pour le moment, la position du colonel Mamadi Doumbouya de Guinée et celle du lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo du Burkina Faso, vis-à-vis des relations de coopération avec la France reste encore un peu flou même si pour le dernier, il est trop tôt pour se prononcer. Toujours est-il que les populations de ces deux pays qui subissent les sanctions de la CEDEAO, comme celles du Burkina Faso, veulent des changements au plan national et international.

Les sanctions de l’organisation régionale contre ces trois pays, notamment contre le Mali, ont plutôt déclenché de vastes mouvements nationalistes en faveur des pouvoirs militaires. Par exemple, une mobilisation populaire sans précédent, a eu lieu le 14 janvier dernier à Bamako et dans plusieurs villes de l’intérieur du pays. Les manifestants ont dénoncé justement, les sanctions de la CEDEAO.

Agitant des drapeaux russes, ils s’en sont également pris à la France, accusée d’instrumentaliser les chefs d’États de la région ouest-africaine. Ceux-ci, dans leur démarche contre les coups d’États, ont plutôt l’air de « défendre leur fauteuil » que de répondre aux aspirations réelles et légitimes des populations dont ils connaissent les souffrances quotidiennes de survie.

La CEDEAO et l’Union Africaine ne peuvent pas avoir une influence significative sur le cours de l’histoire de ces trois pays et sur les tenants des pouvoirs miliaires qui, en Guinée, au Mali et au Burkina Faso, sont acclamés et massivement soutenus par ces mêmes populations notamment la société civile et les partis politiques.

Logiquement, comme le préconise Pierre Fabricius, consultant sud-africain à l'Institut d’Études de Sécurité (ISS), « les structures supranationales Comme la CEDEAO et l’UA, doivent faire valoir leurs prérogatives de manière préventive, en se concentrant davantage sur la sanction du maintien anticonstitutionnel au pouvoir et d'autres pratiques non démocratiques, afin d'essayer de prévenir les coups d'État ».

Ben Zahoui-Dégbou,
Géographe, Journaliste spécialiste de Géopolitique,
Doctorant en Commerce International (IDE en Afrique)