Côte d'Ivoire: Freedom Neruda* rend hommage à Abou Drahamane Sangaré
Par IvoireBusiness/ Débats et Opinions - Freedom Neruda* rend hommage à Abou Drahamane Sangaré.
Il est des moments qui vous restent gravés dans la mémoire, pour le reste de votre vie. Ainsi en est-il de ce jour du 1er janvier 1997, dans la cour de la MACA, la prison civile d’Abidjan.
Formant une haie compacte de part et d’autre de la distance qui mène du bâtiment des « Assimilés » à la grille qui permet d’accéder au parloir de la prison, de nombreux détenus applaudissent au cri de « Au revoir Vieux Père ; ne nous oublie pas, Vieux Père ; du courage Vieux Père ; Merci Vieux Père ; nous te soutenons Vieux Père ; un jour, vous serez au pouvoir Vieux Père ! ».
Oui, ces ovations, ce jour-là, s’adressaient au Vieux Père, au Professeur Abou Drahamane Sangaré. En sa compagnie, nous venions de passer 12 mois en prison, pour « offense au Chef de l’Etat », suite au match perdu par l’ASEC d’Abidjan contre les Sud-Africains de Orlando Pirates, dans l’affaire «Bédié était là, le malheur aussi».
Que ces prisonniers, oubliant leurs propres conditions, faisant fi de ce qu’ils demeuraient eux, en prison, se réjouissent ainsi de la libération, célèbrent ainsi la sortie de prison de cet homme, Aboudrahamane Sangaré, voulait tout dire. Le FPI n’était pas encore au pouvoir, rien ne disait en ces temps-là, qu’il avait des chances d’accéder au pouvoir d’Etat. Mais, ces détenus de la MACA, savaient que Sangaré Aboudrahamane est un GRAND HOMME…
Quand, samedi dernier, 3 Novembre 2018, un ami m’alerte, depuis Abidjan, se confondant en excuses, pour me dire qu’une information circule en cette matinée-là, sur les réseaux sociaux, concernant le Professeur Abou Drahamane Sangaré, il sait que je me suis toujours senti proche de cet homme et que cette rumeur qu’il voulait que je vérifie, était déchirante. Il me disait que des contacts, en France, venaient de lui dire que le Professeur Sangaré serait décédé. Je voulais, je souhaitais, de toute mon âme, que ce fût une « fake news » !
J’appelle une amie dont je sais que si elle est informée, elle me le dira et qui, en tout état de cause, allait s’informer à bonne source pour me situer. Après ce coup de fil, je veux envoyer un message écrit à un second contact fiable pour voir si les réseaux sociaux font état de cela. Mais, ma main tremble, si violemment que je n’arrive pas à composer les lettres sur mon smartphone. Je n’avais jamais ressenti cela auparavant, à l’annonce d’un décès.
Quand ces deux personnes me confirment cette information, terrible, c’est cette scène dans la cour de la prison qui s’impose à mon esprit. Oui, les prisonniers ne s’étaient pas trompés, celui qu’ils ont célébré, alors qu’il n’était pas aux portes du pouvoir, a été et il est un Grand Homme !
Pendant les 12 mois que nous avons passés en prison, sur une peine totale de 24 mois, pour avoir écrit des articles, Koré Emmanuel (actuel rédacteur en chef du journal « le Patriote ») et moi, articles qui ont déplu au pouvoir, j’ai pu prendre la mesure des qualités du Professeur Sangaré. Il se retrouvait en prison, aux termes de la loi sur la presse, en sa qualité de Directeur de la Publication de « la Voie » et « le Nouvel Horizon ».
Jamais, jamais, jamais pendant ces 12 longs mois que nous avons passés ensemble dans la même cellule d’environ 20 m2, le professeur Sangaré, ne m’a parlé de son « frère jumeau », le Président Laurent Gbagbo, en prononçant son nom. Quand il me parlait de lui, il disait : «le Chef ».
Je le revoie encore, revenant, du parloir, un jour qui n’est pas un jour de visite, la mine grave. Il me dit : « le chef a fait un accident. On me dit que c’est grave. Cela s’est passé vers Tiassalé, il était avec Simone… ». Un peu plus tard, alors qu’un hélicoptère passe non loin et que de notre cellule on peut l’entendre voler, il me dit : « L’hélicoptère est allé les chercher. Ce sont des moments comme ceux-là qui rendent la prison difficile. Le Chef a fait un accident, ils sont en train de l’évacuer à la PISAM, et je ne suis pas là-bas pour l’accueillir, je ne suis pas à ses côtés … ». Humilité, Amitié, Fidélité !
Et pourtant, le Professeur Abou Drahamane Sangaré a été Maître-Assistant à la faculté de Droit de l’Université d’Abidjan (Actuelle Université Félix-Houphouët-Boigny). Il a été mon professeur de droit quand j’étais étudiant en Sciences Economiques. Il manifestait pour Laurent Gbagbo, Amitié, fraternité et respect.
Parce qu’il lisait beaucoup, grâce à lui, j’ai lu de nombreux ouvrages pendant notre temps de détention. 23 livres d’au moins 300 pages chacun. Grâce à ses livres, quand je les ai rejoints, Koré et lui, et c’était mon premier livre de cette série, j’ai lu « Un long chemin vers la Liberté » de … Nelson Mandela.
J’ai vu à l’œuvre, le Professeur Sangaré, quand il a écrit, alors que nous étions en prison, des centaines et des centaines de pages sur le bilan des activités du parti, en vue du congrès du FPI. Oui, c’est un gros bosseur ! Il a écrit puis relu, encore et encore, les textes dactylographiés qu’il recevait, une fois les saisies de ses manuscrits effectuées.
Quand en août 1997, la possibilité de sortir de prison se présente, si nous écrivons une lettre de demande de grâce, il me dit ceci : « Freedom, vous êtes jeunes, vous êtes des journalistes, la place des journalistes n’est pas en prison. Parle avec Koré, faites votre demande, vous allez sortir. Mais en tant qu’homme politique, je ne peux pas m’amuser à écrire une demande de grâce, les gens vont nous opposer cela tout le temps. Ils savent qu’ils nous ont mis ici pour des motifs politiques, pour nous fragiliser. Il est hors de question pour moi, de demander une grâce. Vous, vous pouvez sortir ». Valeurs, Principes, Vision !
Pour moi, il était absolument hors de question que je laisse en prison le Professeur Sangaré, lui qui n’a pas écrit une seule ligne, pour me retrouver dehors. On y restera, et on sortira avec lui !
Et puisque dans un coup de génie les responsables du FPI ont remplacé « la Voie » suspendue pour trois mois (une quasi mise à mort) par « l’Alternative », quand mon rédacteur en chef me demande de voir si je peux contribuer depuis la prison, parce que le journal se vend mal, je n’hésite pas.
Je prends le nom de Bintou Diawara et je continue d’écrire… Koré, à l’écoute de tout ce qui était « actualité » de la MACA, avec tous ces gens qui débarquaient à la prison pour crimes économiques divers, venant du public comme du privé, remontait les informations et nous nous régalions.
Un jour, nous recevons la visite surprise de la haute administration pénitentiaire du Plateau, accompagnée du directeur de la MACA et des gardes de la prison. Des informations pointues étaient diffusées régulièrement sur les tentatives d’étouffement, entre autres, d’une affaire qui embarrassait au plus haut point le ministre de la justice d’alors. Notre cellule est fouillée de fond en comble, sans la moindre explication ! Ils ne trouvent rien. Pas de brouillon. Rien. Mais ils emportent nos … stylos, quelques notes de lectures ; dérisoire consolation !
Après leur départ, nous avons ri avec le professeur Sangaré. Puis, je lui ai demandé s’il fallait que nous arrêtions d’écrire, si nous ne courrions pas le risque de passer à un régime carcéral encore plus drastique. Il m’a alors répondu : « C’est ce qui arrive quand vous mettez des journalistes en prison. Ce que vous croyez cacher va sortir. Continuez tant que vous avez les bonnes versions des faits. Informez le journal de ce qui vient de se passer ». Principes, Rigueur, Courage !
Bien après notre sortie de prison, un jour, un article d’un des nombreux petits journaux créés pour attaquer le FPI et ses dirigeants, publie un article tout à fait farfelu sur le Professeur Sangaré. Le rédacteur en chef et moi, nous passons le voir. Le téléphone du Professeur Sangaré n’arrête pas de sonner. Les militants du FPI, ses parents, amis et connaissances, tant en Côte d’Ivoire qu’à l’étranger, n’arrêtaient pas de téléphoner.
Avant que nous ne prenions congé de lui, il nous dit ceci : « Vous voyez un peu ce qui arrive quand on écrit des choses à la légère ! Assurez-vous toujours que vos informations sont vérifiées, évitez d’écrire sur des gens sans preuve, vous pouvez briser leurs vies et ce ne serait pas juste ».
Principes, Rigueur, droiture intellectuelle !
Un jour d’avril 2001, un ami qui venait d’être nommé ambassadeur m’appelle, alors que je suis Conseiller Spécial du Président de la République, SEM Laurent Gbagbo, Chargé de la Communication. Il me dit que le professeur Sangaré demande que je fournisse mon CV. Je ne comprends rien à cette demande. Mais je m’exécute.
C’est au sommet de l’Union Africaine à Lusaka, du 9 au 11 juillet 2001, que j’apprends du Président Gbagbo, lui-même, que les diplomates iraniens présents à ces assises, le relançaient, encore, sur l’identité de celui qu’il allait leur envoyer comme ambassadeur… Il me cherchait pour me présenter à eux. C’est ainsi que j’ai su que j’allais être nommé ambassadeur en Iran.
Lorsque devenu Ministre d’Etat, ministre des Affaires Etrangères, le Professeur Abou Drahamane Sangaré remet aux ambassadeurs la feuille de route qui va guider notre mission et nos actions, il nous recommande de faire de l’éco-diplomatie ou la diplomatie au service de l’économie. Mais il fait, surtout, cette recommandation ferme : « Je ne veux voir aucun des ambassadeurs de Côte d’Ivoire porter les mallettes des ministres qui seront en visite dans vos circonscriptions, moi y compris.
Vous les ambassadeurs, vous représentez le Chef de l’Etat. Vous devez donc être à la hauteur de la mission. Celui que je vois porter la mallette d’un ministre sera rappelé à Abidjan ». Principes, Rigueur !
Ce n’était pas la première fois que, sous l’impulsion d’Abou Drahamane Sangaré, je me retrouvais en mission : je suis allé représenter le FPI à une réunion de l’Internationale socialiste au Cameroun et à une autre rencontre de cette même organisation internationale en Allemagne.
Un jour d’octobre 2000, Sangaré Abou Drahamane m’appelle. Il me dit qu’il souhaite que je fasse partie de l’équipe de campagne du candidat Laurent Gbagbo, à la présidentielle de 2000 ! Un insigne privilège que je ne pouvais décliner… Une campagne mémorable !
De fait, Laurent Gbagbo (que je rencontre pour la première fois de ma vie au palais de justice, pendant la suspension de l’audience au cours de leur procès en appel, alors même qu’il est emprisonné à la MACA, suite au complot contre le FPI, le 18 février 1992), Simone Ehivet Gbagbo et Aboudrahamane Sangaré, sont les trois personnes qui ont compté et comptent dans une partie de mon parcours professionnel et dans mon parcours politique.
J’ai eu l’insigne honneur, à la demande de Laurent Gbagbo, de faire partie du Secrétariat Général du FPI, avant que je ne parte en Iran en 2001. Je n’avais pas été secrétaire de base, secrétaire de section, secrétaire fédéral du FPI !
J’ai pris la juste mesure de ce que loyauté, fidélité, droiture, veulent dire en politique. En eux trois, j’ai vu des dignes fille et fils de Côte d’Ivoire. J’ai compris toute la portée de leur engagement pour notre pays et pour notre peuple, pour les Ivoiriennes et pour les Ivoiriens. Je les admire.
Quelqu’un m’a dit un jour que les êtres humains sont nés, condamnés à mort. Mais je n’accepte pas la disparition brutale de mon Maître, le Professeur Abou Drahamane Sangaré. Cet homme m’a enseigné, en les incarnant, tant de valeurs : loyauté, fidélité, rigueur, probité morale et intellectuelle, engagement et amour vrai pour la Côte d’Ivoire.
Non je n’accepte pas qu’après Simone Ehivet Gbagbo, il n’ait pas eu le bonheur de voir sortir de prison, en hommes libres, Charles Blé Goudé et son « frère jumeau », Laurent Gbagbo. J’ai très mal.
Professeur Sangaré, tu es arraché brutalement à l’affection de ta famille biologique et de ta famille politique au moment où notre pays, notre peuple pour qui tu as consenti tant de souffrances, tant de sacrifices et pour lesquels tu as subi brimades et humiliations comme dans l’affaire « A FAKAYA », ont encore si grandement besoin de toi,
Camarade, Maître, imagines-tu le nombre de cœurs que brise ta disparition prématurée !
Mesures-tu combien d’âmes ressentent si cruellement ta disparition. Quel grand vide tu laisses !
Ô Maître ! Sache que nous sommes et nous serons nombreux, qui nous tiendrons toujours à côté des chaussures trop grandes que tu laisses, taillées sur mesure pour le Grand Homme que tu es, afin d’y puiser les ressources morales nécessaires pour continuer de soutenir le noble combat de Laurent Gbagbo, de Simone Gbagbo, de toute la direction du parti, des militants et sympathisants du FPI, des millions d’Ivoiriens et d’Africains, qui sont aujourd’hui orphelins, inconsolables.
Ô digne fils de cette Côte d’Ivoire qui lutte pour la démocratie, l’indépendance, et la souveraineté, ton œuvre, ton exemple, tu peux être sûr, les Ivoiriennes et les Ivoiriens ne l’oublieront pas. De là-haut, dans ton repos éternel, ne nous abandonne pas, n’abandonne pas la Côte d’Ivoire, n’abandonne pas le peuple ivoirien qui souffre.
Ô Professeur Abou Drahamane Sangaré, demande au Seigneur Eternel, de nous donner la force d’être à ton image, véritablement amoureux de la Côte d’Ivoire qui peut redevenir belle, paisible.
Ô, Gardien du Temple ! Comme en janvier 1997, à la MACA, je les vois déjà, en rangs serrés, tes Frères et Sœurs, Ivoiriens et Africains, t’applaudissant pour ton voyage vers Dieu, applaudissant l’homme droit, l’homme loyal, l’homme fidèle, l’homme debout qui a toujours su être là, quoique les gens fassent.
Adieu Professeur ! Adieu Maître ! Adieu Camarade !
* Roch A. TIETI alias Freedom Neruda
(Ancien Ambassadeur de Côte d’Ivoire en Iran)