Cocaïne : « Abidjan, c’est le Miami des années 80-90 »

Par Le Point- Cocaïne « Abidjan, c’est le Miami des années 80-90 ».

*ENQUÊTE. La drogue sud-américaine déferle sur le golfe de Guinée avant de remonter vers l’Europe. Reportage en Côte d’Ivoire, nouveau terrain de jeu des narcos.*

De notre envoyé spécial en Côte d'Ivoire, Julien Peyron

Le commandant Loïc Ménard vient de passer cinq jours en mer dans le golfe de Guinée et paraissait plus à l'aise à la barre, au milieu des orages de la mousson ouest-africaine, qu'au garde à vous pour accueillir des invités à bord. Son navire, un ravitailleur de la Marine française baptisé « La Somme », accoste à Abidjan pour y faire escale quelques jours. Depuis le quai, un comité de réception a suivi la manœuvre. Aussitôt la coupée déployée, les officiels montent sur le pont. Parmi eux, l'ambassadeur de France en Côte d'Ivoire, des officiers des FFCI (Forces françaises en Côte d'Ivoire) ainsi que des hauts gradés ivoiriens, dont le contre-amiral Amara Koné, sous-chef d'état-major de la Marine.
Une Marseillaise retentit dans la moiteur de cette matinée de juin, puis les convives gagnent le carré du commandant. Celui-ci leur présente les objectifs de l'opération Corymbe, à laquelle participe La Somme et qui vise à lutter contre la piraterie, la pêche illégale ainsi que le narcotrafic. C'est sur ce dernier aspect que la conversation se porte rapidement : le trafic de cocaïne est en pleine expansion dans la région.

Le commandant Loïc Ménard.
L'Afrique de l'Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue, et le golfe de Guinée, à mi-chemin entre les lieux de production, en Amérique du Sud, et les lieux de consommation, en Europe, un point de passage idéal pour les trafiquants. Le commandant rappelle, chiffres à l'appui, les dernières saisies effectuées par la marine française : mars 2021, 6 tonnes de cocaïne à bord d'un cargo faisant route entre Rio de Janeiro et Abidjan, « la plus grosse prise de ce genre » ; mai 2022, 1,7 tonne de poudre sur un bateau de pêche au large des côtes guinéennes…
Un rapport de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (l'ONUDC) affirme que l'Afrique de l'Ouest est désormais l'un des points de passage privilégiés des trafiquants de cocaïne : « Entre 2019 et 2022 […] au moins 57 tonnes de cocaïne ont été saisies en Afrique de l'Ouest ou en route vers cette région, principalement au Cap-Vert [16,6 tonnes], au Sénégal [4,7 tonnes], au Bénin [3,9 tonnes], en Côte d'Ivoire [3,5 tonnes], en Gambie [3 tonnes] et en Guinée-Bissau [2,7 tonnes]. »

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« Beverly Hills »
La poudre sud-américaine déferle sur l'Afrique de l'Ouest et les réseaux de « narcos », désormais solidement établis dans la région, organisent la traversée de l'Atlantique le long du 10e parallèle nord, rebaptisé par les mafieux « l'autoroute A10 ». La drogue est ensuite reconditionnée puis renvoyée par bateau ou par voie terrestre – via le Maroc – en direction de l'Europe.

En raison de sa position géographique, de la taille de ses ports et de son bon réseau routier, la Côte d'Ivoire est considérée comme un épicentre de ce trafic. Dans le carré du commandant Ménard, un des convives compare le milieu de la cocaïne à Abidjan à « une véritable fourmilière ». La DEA, l'agence américaine de lutte contre les trafics de drogue, a renforcé sa présence dans le pays et aurait réussi à infiltrer certains des réseaux mafieux d'Abidjan, selon plusieurs sources travaillant dans le milieu du renseignement.

Rien que ces derniers mois, plus de deux tonnes de cocaïne ont été saisies dans le pays. Plusieurs hommes d'affaires ont été arrêtés : des Ivoiriens et des membres de la communauté libanaise, mais aussi des Colombiens, des Espagnols, des Français… La Côte d'Ivoire figure désormais sur la carte des trafiquants du monde entier. Les plus grands groupes mafieux, dont les célèbres 'Ndrangheta et Camorra italiennes, y ont envoyé des hommes. Un homme d'affaires franco-ivoirien, au fait des questions liées à la drogue, tente un parallèle : « Abidjan, c'est le Miami des années 80-90, quand la ville a vu débarquer les plus grands trafiquants de coke d'Amérique centrale. »

Selon lui, la drogue sud-américaine se déverse sur toute la côte ouest-africaine, mais c'est dans la capitale économique ivoirienne que les narcos s'installent. « Les autres grandes villes de la région sont trop dangereuses et n'offrent pas le luxe qui va avec le train de vie des nouveaux barons. À Abidjan, il y a de bons lycées pour les enfants, de bons restaurants pour sortir, de bons salons de coiffure pour les femmes, de bons architectes pour faire rénover sa villa dans le quartier Riviera, rebaptisé Beverly Hills… On n'a pas encore de concessionnaire Porsche, mais c'est pour bientôt », prédit-il.

Abidjan au soleil couchant.
Les trafiquants internationaux ont pris leurs aises dans la mégapole bouillonnante, à l'activité économique et politique intense. Situé juste au sud des gratte-ciel du quartier du Plateau, le port de commerce est à l'image du reste de la ville, en plein développement. Le canal de Vridi, qui le relie à la mer, a dû être élargi en 2019. Les quais dévolus au minerai sont en train d'être agrandis, un terminal roulier est en construction ainsi qu'une nouvelle zone dédiée aux conteneurs, baptisée TC2. L'ossature des grues géantes qui serviront au déchargement des bateaux se dresse déjà dans le ciel. « On a les mêmes portiques et les mêmes scanners qu'au Havre, c'est très moderne », se félicite un représentant du port.

« La technologie est bien là, mais il y a aussi et surtout la culture du bakchich [pot-de-vin, NDLR] », tempère un officiel français spécialiste des ports d'Afrique de l'Ouest. « Surtout, le flot est tellement important qu'il est impossible de surveiller toutes les marchandises qui entrent et sortent », explique-t-il en montrant la longue file de cargos qui patiente au large en attendant qu'un bout de quai se libère. « C'est un boulevard pour la drogue », lâche-t-il, moqueur, avant de se reprendre : « Ne donnez pas mon nom, je n'ai pas envie de mourir. »

« La Somme » dans le port d'Abidjan.
« Narco-État »
Les autorités ivoiriennes semblent décidées à s'attaquer au milieu de la cocaïne. Elles ont démantelé en avril dernier un réseau de trafic et procédé à plusieurs interpellations à Abidjan et San Pedro, un port de l'ouest du pays. Mais elles sont accusées d'avoir longtemps été dans le déni. Dans les milieux informés, un nom revient sans cesse quand on aborde le sujet de la cocaïne : celui de l'ancien Premier ministre Hamed Bakayoko. Personnage fantasque, ancien patron de boîte de nuit, il a été l'ami d'une bonne partie des membres du show-business ouest-africain avant de devenir l'un des hommes politiques les plus influents de la région. « Une sorte de Bernard Tapie local », résume, affectueusement, un ancien proche. Il est mort d'un cancer foudroyant en mars 2021 dans une clinique allemande, où il avait été transféré secrètement après un séjour à l'hôpital américain de Neuilly.

Depuis son décès, les langues se délient. L'ancien favori à la succession du président Ouattara est présenté comme « l'homme des narcos », celui qui leur laissait les mains libres, notamment grâce à son influence dans les réseaux francs-maçons. La DEA américaine s'était alarmée de la situation et avait mis en garde les autorités ivoiriennes : si rien n'est fait pour contrer l'influence grandissante des trafiquants, la Côte d'Ivoire pourrait devenir la nouvelle Guinée-Bissau. Depuis son indépendance en 1974, ce petit pays encastré entre la Guinée Conakry et la Gambie est devenu la base logistique ouest-africaine des cartels de drogue sud-américains. Le pouvoir politique est accusé d'avoir largement été infiltré par les narcos.

L'Office des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC) qualifie désormais ouvertement la Guinée-Bissau de « narco-État » et le département d'État américain promet 5 millions de dollars à qui lui livrera Antonio Indjai, l'ancien chef de l'armée guinéenne, accusé d'avoir mis en place – entre autres – un trafic de drogue et d'armes avec les Farc de Colombie. La dernière tentative de coup d'État en date dans le pays (en février 2022) est à nouveau vraisemblablement liée au trafic de cocaïne.

« La Côte d'Ivoire n'en est heureusement pas là », estime un haut diplomate occidental en poste à Abidjan. Il juge les institutions ivoiriennes beaucoup plus solides, les secteurs économiques et industriels bien plus évolués, mais il voit la situation se dégrader peu à peu. « La cocaïne est une plaie. Les lieux de transit deviennent vite des lieux de consommation. » Dans les restaurants et clubs branchés, qui ouvrent les uns après les autres à Abidjan, on sniffe désormais de la coke, même si elle est généralement de moins bonne qualité que celle qui est renvoyée vers l'Europe.

Longtemps considérée comme une simple zone de transit, l'Afrique de l'Ouest est en effet devenue une région de forte consommation de drogues, selon l'ONUDC. Plus grave encore, la cocaïne ne voyage pas seule, elle apporte son lot de violences et de corruption. « Elle brasse tellement d'argent que tout le monde veut sa part », assure le diplomate. « Les groupes terroristes se frottent les mains, ils se financent là-dessus », s'alarme-t-il en relatant un épisode survenu il y a peu dans le nord du pays, à la frontière avec le Mali et le Burkina Faso, devenu une zone rouge sur la carte du Quai d'Orsay. « Des jeunes Ghanéens, membres d'une cellule terroriste islamiste, ont été arrêtés par les autorités ivoiriennes. Ils ne savaient même pas réciter la Chahada [la profession de foi islamique, NDLR]… Les jeunes deviennent djihadistes non plus par conviction, mais par appât du gain. On peut recruter un jeune et en faire un terroriste pour 100 000 francs CFA [environ 150 euros] ! »

« Narcops »
Basé à Lisbonne, au Portugal, le Néerlandais Sjoerd Top a une vision d'ensemble sur le trafic de cocaïne entre l'Amérique du Sud et l'Europe. En tant que chef du Maoc-N, l'organisme international chargé du renseignement maritime pour les stupéfiants, il supervise tout l'Atlantique en collaboration avec ses homologues américains, basés à Key West, en Floride. Il a vu les pays du golfe de Guinée devenir des points de passage privilégiés entre les champs de production sud-américains et l'Europe, le continent où la consommation ne cesse d'augmenter malgré les prises. « Il n'y a que trois grands pays qui produisent la cocaïne que l'on trouve à Paris, Londres, Bruxelles ou Amsterdam : ce sont la Colombie, la Bolivie et le Pérou. Il existe des réseaux qui la font venir directement en Europe, mais les trafiquants ont compris qu'il était plus discret de la faire transiter par les ports ouest-africains, où il y a peu de contrôle. Un bateau venant d'Abidjan ou de Dakar est moins suspect que s'il était parti des ports brésiliens connus pour écouler la drogue sud-américaine », analyse-t-il. À la tête du Maoc-N, Sjoerd Top tente d'enrayer ce flux et livre des informations aux autorités des pays concernés pour qu'ils interviennent et saisissent la drogue.

C'est de Lisbonne que sont parvenus les « rens » ayant permis à la marine française de mener des « narcops », des opérations de saisie en pleine mer. « Mais nous ne sommes qu'un point dans cette région immense qu'est le golfe de Guinée », déplore le commandant Loïc Ménard, qui met l'accent sur la formation des officiers ouest-africains. Il en embarque plusieurs à chaque étape : « Trois à Dakar, quatre à Conakry, en tout j'en aurai dix-sept à bord ! » se félicite-t-il. Habillés, comme le reste de l'équipage, d'une combinaison de bord de la Marine française, ils s'entraînent aux « narcops », en vue d'en mener eux-mêmes par la suite. Mais les moyens manquent, la plupart des marines ouest-africaines sont mal pourvues. Seuls quelques pays comme le Sénégal ou la Côte d'Ivoire commencent à s'équiper.

Une embarcation de la marine guinéenne dans le port de Conakry.
Trois patrouilleurs sont bien visibles à quai dans le port d'Abidjan et la marine ivoirienne a récemment fait l'acquisition d'un ancien navire français, La Tapageuse. Un nom qui rappelle des souvenirs à Loïc Ménard. Avant d'être le « pacha » de La Somme, il était aux commandes d'un patrouilleur de ce type. Il faisait déjà du « narcops », mais de l'autre côté de l'Atlantique, aux Antilles. L'autre route de la cocaïne sud-américaine vers l'Europe.

Le Point