Côte d’Ivoire/ Conseil constitutionnel - décision du 9 septembre 2015 : Une dérive jurisprudentielle grave
Par IvoireBusiness - Côte d’Ivoire/ Conseil constitutionnel. Décision du 9 septembre 2015 "Une dérive jurisprudentielle grave".
Dans une décision rendue le 9 septembre 2015, le Conseil constitutionnel a jeté un regard critique sur la décision prise par la même institution, autrement composée, en 2009 et relative à l’éligibilité des candidats à l’élection présidentielle qui s’est finalement déroulée en 2010. Cette décision affirme d’une part,qu’en exigeant « des postulants issus des partis politiques signataires de l’Accord de Linas-Marcoussis, au total sept conditions d’éligibilité, là où la législation spéciale de sortie de crise ne leur réclamait qu’une simple déclaration de candidature », le Conseil constitutionnel en 2009, aurait refusé « d’appliquer les seuls textes qui pouvaient conférer un caractère exceptionnel à l’éligibilité de Monsieur Alassane OUATTARA, et en lui imposant même des dispositions de droit commun, le Conseil constitutionnel a donné à cette éligibilité un caractère ordinaire ».D’autre part, faisant le constat de l’application de manière indiscriminée, des mêmes critères d’éligibilité à tous les candidats,la décision en déduit que Alassane Ouattara n’avait pas bénéficié de l’éligibilité exceptionnelle prescrite par la législation spéciale de crise.
Faut-il rire ou en pleurer après la lecture de cette décision, qualifiée abusivement « décision Koné Mamadou » par le grand public du nom de l’actuel Président du Conseil constitutionnel dans laquelle la mauvaise foi côtoie allègrement l’incompétence ?
Commençons par faire quelques précisions qui auraient dû relever de l’évidence. En effet, ce n’est pas parce que l’application d’une mesure exceptionnelle de faveur n’a pas été discriminatoire, qu’il faut en déduire qu’elle n’a pas bénéficié aux intéressés. L’élargissement de l’éligibilité exceptionnelle à tous les candidats à l’élection présidentielle de 2010, justifiée par la prise en compte du principe d’égal accès aux fonctions publiques électives reconnu par divers textes ayant valeur constitutionnelle, n’a pas eu pour effet d’exclure les bénéficiaires originels, dont M. Ouattara, candidat du RDR, parti politique signataire de l’accord de Linas-Marcoussis. Il a bel et bien profité de l’assouplissement drastique des conditions d’éligibilité prescrites par la décision n° 2005-01 du 05 mai 2005 relative à la désignation, à titre exceptionnel, des candidats à l’élection présidentielle. Dans les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ce n’est pas parce que, par l’application de la clause de la nation la plus favorisée, tout avantage commercial accordé par un pays à un autre, est immédiatement accordé à la totalité des membres, sans discrimination, que le premier pays bénéficiaire n’en bénéficie plus.
Du reste, l’éligibilité exceptionnelle tient cecaractère,non pas deson champ d’application circonscrit à une catégorie de candidats, mais bien du fait que les conditions qu’elle contient, dérogent à celles, de droit commun, énumérées par l’article 35 de la Constitution. Sous cet angle, même si la décision de 2005 avait conduit à écarter seulement une des conditions d’éligibilité dudit article 35 pour une élection présidentielle donnée, la mesure n’en demeurerait pas moins exceptionnelle. C’est pourquoi il faut convenir que la « décision Koné Mamadou » a fait une très mauvaise appréciation des éléments de la cause.
En effet, pour appuyer sa thèse d’une éligibilité ordinaire de M. Ouattara, la décision Koné Mamadou se réfère à l’article 54 alinéa 2 de l’ordonnance du 14 Avril 2008 qui dispose que : « Pour la présente élection présidentielle, conformément aux Accords politiques, les candidats issus des partis politiques ou groupements politiques signataires des Accords de Linas-Marcoussis sont dispensés de la production de quelque pièce que ce soit, à l’exception de la déclaration de candidature qui doit être accompagnée, le cas échéant, d’une lettre d’investiture du ou des partis politiques ou groupements politiques qui les parrainent ».
Il se trouve qu’effectivement,en plus des deux pièces explicitement prescrites par l’alinéa 2 de cet article 54 modifié (déclaration de candidature et lettre d’investiture), les candidats ont été invités à produire trois autres pièces (un extrait d’acte de naissance, le reçu du cautionnement de vingt millions (20.000.000 F CFA) de francs CFA, et une attestation de régularité fiscale), en se fondant aussi bien sur l’esprit de la législation de crise que sur des textes relevant de la législation ordinaire.
La question suggérée par cette situation peut être exprimée ainsi : l’application des dispositions de l’article 54 alinéa 2de l’ordonnance du 14 Avril 2008, et de façon plus générale, de tous les textes relevant de la législation de crise,empêchait-elle le recours aux autres dispositions du code électoral ou même à d’autres textes auxquels le Conseil constitutionnel s’est référé pour ajouter les pièces demandées ?Ou encore, autrement formulée, une législation de crise peut-elle coexister avec une législation ordinaire ?
La législation de crise cohabite avec la législation ordinaire
Pour l’intelligence du débat, il convient de rappeler que dès son article premier, l’ordonnance du 14 Avril 2008 a bien précisé son champ d’intervention en des termes très clairs : « Pour les élections générales de sortie de crise, les articles 6, 7, 9, 11, 12, 14, 21, 22, 23, 30, 31, 35, 36, 37, 39, 41, 45, 46, 47, 52, 54, 56, 59, 60, 61, 63, 64, 80, 99 et 100 de la loi n° 2000-514 du 1er août 2000 portant Code électoral sont ajustés ainsi qu’il suit ». Comme il est possible de le constater, l’ajustement (ou modification) opéré par l’ordonnance du 14 Avril 2008 n’a porté que sur 30 articles. Les autres dispositions du Code électoral (164 articles sur 194) n’ont été ni ajustées, ni supprimées. Elles demeuraient donc applicables et pouvaient utilement compléter la législation de crise.
Deux exemples illustrent parfaitement la coexistence voulue de la légalité de crise avec la légalité ordinaire. L’article 1er de la décision n° 2005-01 du 05 mai 2005 relative à la désignation, à titre exceptionnel, des candidats à l’élection présidentielle prévoit, en son alinéa 1er, un régime d’exception pour certains candidats (éligibilité d’office) et, en son alinéa 2, le régime ordinairepour les autres (examen des candidatures « conformément aux dispositions constitutionnelles, législatives et réglementaires en vigueur »). De plus, la fameuse « déclaration de candidature » que la « décision Koné Mamadou »retient,à tort, comme la seule pièce exigible des candidats par « la législation spéciale de sortie de crise », est bien prévue par l’article 53 du Code électoral, qui, du reste n’a pas été ajusté par l’ordonnance du 14 avril 2008. C’est en conformité avec cet article 53 que les candidats ont soumis leur dossier en 2009. Qui donc ose suggérer que le recours à la législation ordinaire constituait un crime de lèse-majesté ?
C’est sur la base de ces considérations qu’il faut comprendre le recours aux articles 24 et 55 du Code électoral qui instituent un cautionnement et en fixent le montant à 20 millions de f. cfa. N’ayant été ajustés, ni supprimés, ces articles demeuraient en vigueur et faisaient donc partie du droit positif, tout comme l’article 54 modifié. Le Conseil constitutionnel ne pouvait donc les ignorer en 2010, surtout que, le reçu du cautionnement qu’ils imposent, ne fait pas partie des pièces qui sont habituellement régies par ledit article 54. C’est donc à bon droit que le Conseil constitutionnel a exigé cette pièce à tous les candidatsdans sa décision n°CI-2009-EP-26/28-10/CC/SG du 28 Octobre 2009.Une telle exigence ne peut donc être interprétée comme un refus d’appliquer la législation de crise par le Conseil constitutionnel.
C’est l’occasion de rappeler l’esprit de la décision n° 2005-10 / PR du 5 mai 2005, tel qu’il résulte du discours à la Nation du 26 avril 2005 du Président Laurent Gbagbo. En effet, en faisant le constat que la cause de la crise ivoirienne n’était « ni la réinsertion des mutins » pourtant discutée à Lomé en septembre 2002, « ni l’article 35 de la Constitution » dont la révision a été demandée par l’Accord de Linas-Marcoussis, « mais la candidature d’un homme à la présidence de la République de Côte d’Ivoire, la candidature de Monsieur Alassane Dramane Ouattara », il ajoutait : «Dès cet instant, je décide que, uniquement pour l’élection présidentielle d’octobre 2005, conformément à la lettre du médiateur, les candidats présentés par les partis politiques signataires de Linas-Marcoussis sont éligibles. En conséquence, monsieur Alassane DRAMANE Ouattara peut, s’il le désire, présenter sa candidature à l’élection présidentielle d’octobre 2005 ».
Ces extraits de discours permettent de comprendre que cette décision d’éligibilité exceptionnelle a été prise dans le seul but d’admettre la candidature de Alassane Ouattara à l’élection présidentielle, handicapé qu’il était, essentiellement par un problème de nationalité, qu’il se soit prévalu d’une autre ou qu’elle ne soit pas de naissance ou d’origine. Tous les autres textes devraient donc être compris et analysés dans cet esprit.
C’esten accord avec cette conception, queles pièces qui auraient pu remettre en cause sa candidature, telles que le certificat de nationalité, n’ont pas été demandées. Ou quand elles l’ont été, comme l’extrait d’acte naissance ou de jugement supplétif, elles n’ont pas été examinées par le juge constitutionnel, ayant seulement servi, de façon pratique, à « attester de la véracité des mentions relatives à la filiation contenues dans la déclaration de candidature ».Pour mémoire, dans l’arrêt n° E 0001-2000 du 06 octobre 2000 qui avait conclu au rejet de la candidature de M. Ouattara à l’élection présidentielle de 2000, l’examen au fond et en la forme avait conduit la Cour suprêmeà considérer« l'acte d'état civil concerné comme étant sérieusement entaché de doute qui en altère la valeur juridique ».
C’est encore, en considération de l’esprit de cette décision d’éligibilité exceptionnelle,qu’il faut comprendre l’exigence de l’attestation de régularité fiscale, car selon l’une des motivations de la décision n° CI-2009-EP-026/28-10/CC/SG du 28 octobre 2009, « ni les différents accords politiques, ni les textes pris dans le cadre de l’article 48 de la Constitution n’ont eu pour objet de soustraire aucun des candidats à la présente élection présidentielle à son devoir fiscal ». Je note d’ailleurs que dans l’arrêt rendu le 6 octobre2000, bien que M. Ouattara ait produit « toutes les pièces exigées à titre obligatoire par la loi », l’attestation de régularité fiscale n’a fait l’objet d’aucune observation de la part de la Cour suprême. Ce n’est donc pas avec cette pièce que sa candidature pouvait être rejetée.
L’esprit de l’éligibilité exceptionnelle : accepter la candidature de Ouattara
En définitive, contrairement aux affirmations non fondées de la « décisionKoné Mamadou », les pièces exigées ordinairement à l’élection présidentielle n’ont pas été demandées, ainsi que l’atteste la non production des pièces suivantes par les candidats : la déclaration sur l’honneur de non renonciation à la nationalité ivoirienne,l’extrait de casier judiciaire, le certificat de nationalité, le certificat de résidence datant de moins de trois mois, la déclaration du patrimoine avec indication de l’origine, le certificat de cessation de fonction, le cas échéant. En l’absence de ces pièces, l’éligibilité de M. Alassane Ouattara à l’élection présidentielle ne pouvait donc présenter le« caractère ordinaire » tel qu’aménagé par l’article 35 de la Constitution.
Ajoutons d’ailleurs que l’intéressé lui-même en était tellement conscient que, lors de la présentation de son dossier de candidature en 2009, il n’a pas ajouté à toutes celles exigées à titre obligatoire par la loi, les pièces facultatives qu’il avait pourtant produites en 2000 : un certificat de nationalité du père, un certificat de nationalité de la mère, un acte d'individualité de la mère, une copie certifiée conforme à l'original du duplicata de la carte nationalité d'identité du père, une photocopie certifiée conforme à l'original de la carte nationale d'identité de la mère, une déclaration sur l'honneur de bonne moralité et de bonne probité, une photocopie certifiée conforme de l'ordonnance de non-lieu du 28 décembre 1999.
Concernant les deux autres conditions, à savoir l’inscription sur la liste électorale et l’exigence du certificat de nationalité,que la « décision Koné Mamadou »attribue,de façon maladroite, àla décision du Conseil constitutionnel n° CI-2009-EP-27/09-11/CC/SG portant sursis à la publication de la liste définitive des candidats à l’élection présidentielle, elles relèvent d’une lecture très superficielle et très subjective.
Tout de même, il ressort clairement de la lecture combinée des articles 17 et 48 du Code électoral que l’éligibilité à la présidence de la République est soumise à l’inscription préalable sur la liste électorale. N’est-ce pas une application correcte de la loi que de surseoir à la publication de la liste des candidats à l’élection présidentielle,tant que la liste électorale n’avait pas été elle-même publiée ? Les arrière-pensées que la « décision Koné Mamadou »prête à la décision n° CI-2009-EP-27/09-11/CC/SG,ne sont pas justifiées dans la mesure où, en décidant de l’éligibilité exceptionnelle d’office, l’inscription sur la liste électorale était de droit, la candidature aux élections n’étant ouverte qu’aux électeurs. Cette vérification de la qualité d’électeur ne paraissait-elle pas une précaution utile pour un candidatcomme Alassane Ouattara qui en était auparavant exclu ?
Qu’il me soit permis de relever une erreur commise par les hauts magistrats qui ne se sont pas gênés d’attribuer des conséquences juridiques à « l’Accord Politique de Ouagadougou ayant prescrit qu’à l’issue de l’identification électorale, toutes les personnes figurant sur la liste électorale étaient présumées posséder la nationalité ivoirienne, et devaient bénéficier, en conséquence, d’une carte nationale d’identité et d’une carte d’électeur ». Tout au long de la crise militaro-politique de 2002 à 2011, aucun accord politique n’a été directement intégré dans l’ordonnancement juridique ivoirien. Ils ne l’ont été que par le biais d’un texte interne pris par les autorités ivoiriennes.C’est ainsi que le projet de révision de l’article 35 de la Constitution, rédigé par la table ronde de Linas-Marcoussis, n’a jamais été rendu applicable, attendant l’onction référendaire exigée par la Constitution. D’où vient-il que la décision Koné Mamadou veuille attribuer des conséquences juridiques à l’accord de Ouagadougou sans citer le texte ivoirien qui l’insère dans législation nationale ?
Au total, dans la « décision Koné Mamadou », le Conseil constitutionnel s’est lourdement trompé. Sollicité pour décider de l’éligibilité des candidats sur le fondement de la Constitution de la Côte d’ivoire, il a cru trouver une échappatoire en s’abritant dans des concepts d’« éligibilité originelle » et d’« éligibilité dérivée » inconnus de notre système juridique qu’il a déduit d’une décision de justice dont il a travesti les termes de façon scandaleuse et,à laquelle, il a prêté des arrière-pensées, avant d’en tirer des conclusions totalement inexactes.
Cette dérive jurisprudentielle est constitutive d’un déni de justicedans la mesure où Koné Mamadou et sa bande ont refusé de décider de l’éligibilité des candidats en fonction des règles de droit, dont la Constitution. La forfaiture ne fait pas de doute.
Il est vrai que Koné Mamadou, membre de la rébellion ivoiriennequi a endeuillé la Côte d’Ivoire de 2002 à 2011, et dont il a d’ailleurs présidé aux destinées, est un hors-la-loi patent. La « décision Koné Mamadou » vient seulement démontrer, s’il était besoin, que sa nouvelle toge de président de Conseil constitutionnel ne lui a pas donné l’occasion de faire sa mue. De cette position, où il constitue une entrave à la justice et donc au bon fonctionnement des institutions ivoiriennes, il continue son travail de sape de l’Etat ivoirien. Après la « décision Koné Mamadou », Guillaume Soro, en notant que « le Conseil Constitutionnel vient de consacrer la justesse de notre combat débuté depuis le 19 septembre 2002 en reconnaissant la validité de la candidature de Alassane Ouattara » ne saluait-il pas une« victoire historique » ?
Pour le Front Populaire Ivoirien,
La vice-présidence chargée de la Justice,
des Libertés Publiques et des Droits de l’Homme