Reportage: En Afrique, «VIP» et passe-droits contre l'épidémie
Par Liberation.fr - En Côte d'Ivoire et au Cameroun, des dizaines de responsables politiques et économiques, de stars, ainsi que leurs proches ont contourné les mesures de confinement liées au coronavirus.
Au risque d'exacerber les reproches à l'égard d'une élite déconnectée du sort de la population
En Afrique, «VIP» et passe-droits contre l'épidémie
Dans certains pays africains, les «VIP» ne se sentent pas forcément concernés par l’épidémie de coronavirus. Mais en usant de leurs passe-droits ou de la corruption pour ne pas se soumettre aux contrôles en vigueur, ils révèlent des injustices sociales bien ancrées dans la réalité de leurs pays respectifs. Cette irresponsabilité et cette forme d’inconscience pourraient les atteindre en boomerang.
Ainsi, les incidents vécus en Côte-d’Ivoire et au Cameroun, le 17 mars, le jour où Emmanuel Macron décrète le confinement de la population française, vont permettre de pointer des élites déconnectées qui, en faisant jouer leurs privilèges, mettent en réalité leurs proches en danger.
Plus soucieuses de fuir le confinement imposé en France que conscientes des dangers de la pandémie, ces classes privilégiées n’ont pas songé un instant qu’en se précipitant dans leur pays natal, elles risquaient de s’y retrouver contaminées et enfermées. Alors même que les systèmes de santé nationaux, victimes du pillage des ressources locales, ne seront pas capables de les soigner.
Comme le soulignait ironiquement un tweet diffusé la semaine dernière, le coronavirus va permettre «aux dictateurs africains et à leurs entourages de mesurer la fragilité de leurs hôpitaux, alors qu’ils ne peuvent plus désormais partir se faire soigner à l’étranger».
Quarantaine ivoirienne de vingt-quatre heures
En Côte-d’Ivoire, passe-droits et mea culpa tardif : c’est une quarantaine qui n’aura pas duré vingt-quatre heures. Un ratage qui, une semaine plus tard, continue d’alimenter les conversations dans ce pays d’Afrique de l’Ouest. Un fiasco qui a fait réagir jusqu’au président ivoirien Alassane Ouattara dans un discours prononcé lundi. «Oui, le manque de discipline nous met en danger et met en danger les autres. […] Je n’accepterai pas que cela se produise à nouveau», a-t-il promis, revenant ainsi sur la tentative de confinement de passagers en provenance de Paris, mardi 17 mars.
La France était alors déjà fortement touchée par le coronavirus avec 6 633 cas avérés et 148 morts. La Côte-d’Ivoire ne comptait que six cas, aucun décès. L’objectif du gouvernement ivoirien : ne surtout pas multiplier le nombre des cas importés.
Pourtant informées de cette mesure sanitaire décrétée la veille de leur départ, des dizaines de personnes se sont soustraites à cette mise en quarantaine, refusant d’être conduits en bus vers l’Institut national de la jeunesse et des sports (INJS) réaménagé pour l’occasion.
«Tout casser»
Quand l’information commence à circuler, notamment grâce à des vidéos filmées à l’aéroport et à l’intérieur de l’INJS, c’est le tollé immédiat. Des confinés s’indignent des passe-droits accordés et des conditions de prises en charge sur le site de confinement. Les esprits s’échauffent, certains très en colère promettent de «tout casser» et tentent de forcer le portail, gardés par des policiers (eux-mêmes dépourvus de masques). Comment exiger de la discipline de la part de toute la population quand cette dernière assiste, incrédule, à l’insoumission et l’irresponsabilité de quelques-uns ?
Le gouvernement est sommé de s’expliquer. «Avez-vous vraiment autorisé des familles de personnalités à violer les consignes que vous-même avez établies pour notre sécurité ?» demande sur Twitter un internaute au Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly (placé depuis en confinement après avoir été en contact avec une personne testée positive). «Certainement pas !» répond-il, rappelant que des «consignes strictes» avaient été données par le gouvernement. Face à la polémique, certains «évadés de l’INJS», comme ils sont parfois surnommés sur les réseaux sociaux, présentent des excuses publiques. «Je suis sincèrement désolé pour ce qui arrive. J’ai un réel sentiment de culpabilité de m’être désolidarisé en mettant ma famille en quarantaine hors de l’INJS», écrit A’Salfo, le leader du groupe Magic System, dont la fille était dans l’avion.
Quelques jours plus tard, un des cadres du parti au pouvoir, Adama Bictogo, exprime à sa tour des «regrets», des membres de sa famille ne s’étant pas soumis au confinement groupé. Des excuses qui ne gomment pas l’inquiétude des Ivoiriens.
Muscler
«Trois ministres sont venus à l’INJS le lendemain de la mise en quarantaine. Face à cette situation intenable, ils nous ont dit que nous pouvions rentrer chez nous, raconte une des confinées. Nous avons été lâchés dans la nature, sans suivi médical. J’ai pris l’initiative d’appeler mon médecin pour savoir ce que je devais faire en cas de symptômes et j’ai renvoyé chez elles toutes les personnes qui vivaient avec moi, par précaution. J’aurais préféré être confinée dans de bonnes conditions et ne pas faire prendre de risque à ma famille.»
Cette Ivoirienne, mère de trois enfants, ne décolère pas contre les conditions de prises en charge : «Nous n’avions pas de savon pour nous laver les mains, pas de gel hydroalcoolique, aucun médecin n’est venu nous voir.» A-t-elle été étonnée de l’attitude des personnalités qui ont refusé de se soumettre au confinement ? «Ah ça, non, c’est plutôt l’inverse qui m’aurait étonné. C’est comme ça en Côte-d’Ivoire.»
Depuis, le gouvernement a musclé ses mesures pour lutter contre la propagation du virus. Alassane Ouattara a décrété, lundi, l’état d’urgence et instauré un couvre-feu entre 21 heures et 5 heures du matin. Les frontières ont été fermées aux personnes. Les bars, restaurants et maquis ont baissé le rideau. Les déplacements entre Abidjan et l’intérieur du pays sont interdits et les transports régulés. Une vaste campagne de communication a été mise en place pour rappeler les gestes barrières. Malheureusement, le pays a enregistré mardi 48 nouveaux cas. Jeudi, le pays comptait 80 personnes infectées par le Covid-19.
Fantasmes au Cameroun
Au Cameroun, l’exemple ne vient décidément pas d’en haut : «J’arrêterais ma voiture quand le président de l’assemblée respectera lui aussi les consignes !» se justifie dans un rire Milaire, qui manœuvre son taxi et ses six clients dans l’embouteillage permanent du quartier de Deido, à Douala, capitale économique du Cameroun.
Depuis le week-end dernier, la rumeur court la ville et les réseaux sociaux : alors que le pays enregistre son soixante-sixième cas confirmé ce mardi, le président de l’Assemblée nationale, Cavayé Yeguié Djibril, 80 ans, aurait été testé positif au Covid-19. Or, rentré à Yaoundé le 17 mars depuis la France, où il était hospitalisé, il a refusé d’être testé ou de se placer en quarantaine après son arrivée. Son absence au Parlement, le vendredi suivant, alimente tous les fantasmes, dans un pays où les rumeurs sont tenaces et contagieuses.
La gestion de ce dernier vol Air France entre les deux pays est un parfait exemple de la culture du passe-droit qui vient compliquer la lutte contre le coronavirus au Cameroun : isolement tardif et lacunaire, visite des familles et même exfiltration des VIP depuis les hôtels réquisitionnés pour confiner les passagers. «Aucune consigne n’a été respectée. Les policiers étaient trop occupés à racketter ceux qui voulaient s’échapper», se désole Marie-Louise (1), qui tient une cafétéria à l’aéroport de Douala.
«Culture du sauve-qui-peut»
Résultat : treize cas positifs alors que de nombreux voyageurs errent désormais aux quatre coins du pays. «J’ai pu sortir de l’aéroport en échange de 50 euros», avoue Hélène (1), une trentenaire française venue rejoindre son père pour échapper au confinement dans l’hexagone. «Contre un billet, les policiers laissaient les familles venir embrasser leurs proches et récupérer des colis», raconte-t-elle depuis son hôtel de Kribi, sur la côte.
A l’hôpital du quartier de Bonassama, à Douala, aucun respirateur n’est disponible et l’essentiel du personnel se presse sans masque dans les couloirs. Salomon, médecin urgentiste tout juste diplômé, s’inquiète de l’image renvoyée par les dirigeants du pays : «Les Camerounais n’ont aucun sens civique, c’est la culture du sauve-qui-peut. Si les membres du gouvernement et leurs familles ne respectent pas les consignes du ministre de la Santé, jamais mes patients n’accepteront de devoir s’isoler», peste-t-il.
Dans son viseur, les épouses du Premier ministre et du ministre de l’Economie. Ou encore Franck Biya, le fils aîné du président Paul Biya. Tous sont rentrés de France la semaine dernière, sans se soumettre aux mesures prises par le ministère de la Santé. Pourquoi rentrer au pays dans ces conditions ? Stratégie étrange pour une caste pourtant abonnée aux systèmes de santé européens mais qui a préféré fuir le confinement malgré les risques de propagation et les lacunes des hôpitaux locaux.
Mort de Manu Dibango
Désabusés par la nonchalance affichée des élites, les habitants de Douala, l’un des trois foyers épidémiques du pays avec Yaoundé et Bafoussam, prennent progressivement conscience de la crise. L’annonce mardi de la mort de Manu Dibango (icône musicale et «papy groove» de tout un pays) des suites du Covid-19, a balayé les croyances autour de la soi-disant immunité des Africains au virus.
Mais les Camerounais, dont près d’un tiers vit avec moins de 1 dollar par jour, n’ont pas les moyens d’assumer un confinement de longue durée. Le prix des masques chirurgicaux a quintuplé en une semaine et celui des denrées flambe sur les marchés de la ville. Devant une agence bancaire, un vigile qui distribue du gel aux clients s’inquiète : «Avec ma femme et nos six enfants, je peux tenir une semaine, pas plus. Après, l’un de nous devra sortir pour travailler, quoi qu’il arrive.» Et sans passe-droit.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Par Florence Richard , correspondante à Abidjan (Côte-d'Ivoire) et Nacim Chikh, correspondant à Douala (Cameroun) — 26 mars 2020 à 16:27