De l'art ! UNE DANSE, UN STYLE : DANSES AFRICAINES

Par IvoireBusiness - De l'art ! UNE DANSE, UN STYLE. DANSES AFRICAINES.

Elle a donné naissance au jazz, au hip-hop et a influencé toutes les danses afro-caribéennes. Elle est le ciment culturel de tout un continent. La danse africaine continue néanmoins de souffrir d'une profonde incompréhension et reste souvent observée d'un oeil purement anthropologique. L'expression corporelle africaine sort pourtant des cases dans lesquelles beaucoup l'imaginent cantonnée.
Un bon sauvage gesticulant autour du feu au fond de sa brousse. Voilà ce qui se manifeste le plus souvent à notre esprit lorsqu'on évoque la danse africaine. Au mieux, une vision respectueusement ethnologique nous gagne. Point d'hypocrisie, on ne pense que rarement cette danse en termes d'"art" dans toute sa noblesse. La création contemporaine du continent est d'ailleurs spontanément évacuée lorsqu'on évoque la danse africaine. Les danses traditionnelles occupent tout l'imaginaire. Tradition orale, folklorisation, difficulté d'appréhension des cultures africaines par l'Occident participent à l'entretien d'une vision trompeuse de cette danse. Coulibaly avec un tutu
Expression corporelle à part entière, la danse africaine devrait être aisément acceptée parmi les danses comme art. Elle reste pourtant encore souvent qualifiée de danse tribale, primitive ou viscérale… On n'efface pas en un clin d'oeil des siècles de mépris de l'homme noir. Comme le souligne Anne de Margerie dans un ouvrage sur l'art africain, ce dernier a été "très longtemps considéré que comme folklore ou, au mieux, artisanat." (1) Si aujourd'hui le regard extrêmement hautain sur l'art africain n'est plus de mise, il reste abordé différemment de celui des autres aires géographiques : "Qu'on le veuille ou non, ce sont encore des points de vue ethnologiques, plus ou moins déguisés, qui triomphent lorsqu'il est question de culture africaine." (2) On traite désormais l'art africain avec respect, mais avec le respect de l'anthropologue. La danse est étudiée comme phénomène sociologique et non comme création artistique. Une mise en valeur défectueuse
L'absence de tradition écrite en Afrique se révèle en partie responsable de cette approche. Anne de Margerie explique qu'en Europe, pour acquérir ses lettres de noblesses, une danse doit avoir été théorisée. Or, par sa tradition orale, l'Afrique n'a pas spontanément eu cette démarche. Les Etats africains ont bien créé des ballets nationaux pour promouvoir leur culture dans les années 1950-60, mais la recherche théorique, elle, a été omise. Jusqu'à il y a peu, il n'existait même presque aucun texte sur la danse africaine en tant qu'art. Le caractère institutionnel et normé des ballets nationaux aurait pu en partie compenser cette lacune. Ces derniers montraient les danses traditionnelles interprétées par la crème des danseurs africains. Une période de "retour aux sources" post-indépendance qui a permis au monde entier de découvrir les ballets du continent noir. Seulement, en s'enfermant dans une répétition pure et simple des traditions léguées par l'Afrique d'hier, au mépris de tout esprit d'innovation, ces ballets ont finalement joué à contresens. Ils ont plongé la danse africaine dans un immobilisme à l'opposé du concept de création artistique. (3) Au moment où le monde commençait à être disposé à appréhender les cultures africaines avec considération, les danseurs ont nourri une vision caricaturale et réductrice de leur art.
Une incompréhension traduite dans les mots
Cela complique beaucoup la reconnaissance de l'art africain, qui est, intrinsèquement déjà, difficilement intelligible pour un Occidental. Le problème s'avère à la fois lexical et perspectif. D'après Ryszard Kapuscinski, analyste reconnu des phénomènes historico-politiques : "Chaque langue européenne est riche mais sa richesse est au service de sa propre culture, elle est là pour représenter son propre monde. Quand elle veut aborder le terrain d'une autre culture, et la décrire, elle dévoile ses limites (…) Des pans entiers du monde africain ne peuvent être appréhendés ni même effleurés à cause de l'indigence de la langue." (4) Ainsi, les noms donnés aux danses africaines par les Occidentaux, et encore aujourd'hui utilisés par les Africains eux-mêmes, se révèlent impropres et farfelus. Danse de la pluie, danse du pêcheur, du sorcier, de la réjouissance, du ciel ou de la forêt… Pour le chorégraphe et chercheur Alphonse Tiérou : "Ces entreprises de nomination attestent l'incompréhension profonde du sens de la danse dans la culture africaine." (5) Confinant l'expression corporelle dans un cadre étroit et réducteur, ils ne donnent aucune information sur la musique, le mouvement, le souffle ou même simplement le peuple qui maîtrise cette danse. Comme le souligne Alphonse Tiérou, "en rebaptisant ces danses, ils les ont coupées de leurs racines et de leurs peuples." (6) Lire la suite de De l'art ! »
Le mime Marceau n'était pas africain
En outre, ces intitulés traduisent une volonté, consciente ou inconsciente, de ramener la danse africaine au monde du mime. Un nom tel que "danse du chasseur" laisse entendre que le danseur imite un chasseur lorsqu'il évolue sur scène. Le mime se révèle descriptif. Il est réductible à une parole alors que la danse africaine, elle, est projective, dépasse le sens des mots et suggère. Loin d'être dénuée de toute abstraction, elle ne peut absolument pas être confondue avec le mime, qui est d'ailleurs un mot différent dans les langues africaines. La danse est même un mode d'expression à part entière. Léopold Sédar Senghor évoque un souvenir de sa mère illustrant parfaitement cette particularité : "Je me rappelle, quand je suis venu lui annoncer mon premier succès universitaire au baccalauréat. Elle n'a pas parlé, elle n'a pas crié, elle n'a pas pleuré ; elle s'est mise à danser lentement et avec grâce, le visage rayonnant de joie." (7) Une petite révolution
Comme on pourrait le faire avec les mots, l'écriture ou la musique, en Afrique, on s'exprime naturellement par la danse. Seulement, "l'Afrique a une culture de la danse, mais pas une culture de la chorégraphie." (8) Alphonse Tiérou souligne parfaitement cette différence qui participe sans doute au fait que la danse africaine ait du mal à être considérée sur le plan artistique. En 1998, une petite révolution a eu lieu sur ce plan. Avec la parution de 'Dooplé, loi éternelle de la danse africaine', les bases théoriques de la danse africaine ont été posées pour la première fois par écrit, offrant ainsi une assise inédite à la création chorégraphique contemporaine. Dans cet ouvrage, Alphonse Tiérou présente les dix mouvements invariants de l'expression corporelle sur le continent africain. Il existe en effet un vocabulaire de base commun à toutes les danses africaines, même si la diversité des styles de danses est grande en Afrique. La posture du corps debout, les genoux fléchis est par exemple le premier d'entre eux.
La danse africaine sous un autre jour
Cette théorisation encourage la nouvelle génération d'artistes africains à poursuivre son travail de réinvention de la danse. On voit désormais des chorégraphes comme Seydou Boro ou Salia Sanou utiliser le vocabulaire des danses traditionnelles d'une façon tout à fait inédite. Certains seront peut-être déçus de ne pas découvrir sur scène une danse africaine conforme à ce qu'elle était à ses débuts. Mais reproche-t-on aux chorégraphes français de présenter autre chose que des quadrilles ou des bourrées ? La danse africaine ne perdra pas son âme en se tournant vers d'autres influences. Morte de sa folklorisation, elle renaîtra au contraire de celles-ci. "Il ne faut pas craindre les emprunts. Toutes les cultures ont évolué par emprunts divers et variés. Il n'y a pas de raison de cantonner une culture dans une virginité stérile. (…) Elargissons le champ de nos possibilités et allons chercher, où qu'ils se trouvent, les outils qui nous ouvrent d'autres espaces de création." (9) Alphonse Tiérou, le père de la théorisation de la danse africaine, défend une voie pertinente. Utiliser le vocabulaire traditionnel et emprunter aux autres pour créer de nouvelles oeuvres contemporaines et vivantes, c'est là, et non dans une répétition muséale de l'art que se trouve l'avenir de la danse africaine.

Aurélie Louchart pour Evene.fr

(1) Anne de Margerie in J. Kerchache, J.-L. Paudat, L. Stephan, 'L'Art africain', Paris, Mazenod, 1998. (2) Alphonse Tiérou, 'Penser la danse', interview de Alphonse Tiérou par Kossi Efoui, 'Jeune Afrique' no 2198 - 23 février 2003. (3) Alphonse Tiérou, 'Si sa danse bouge, l'Afrique bougera', Paris, Maisonneuve et Larose, 2001. (4) Ryszard Kapuscinski, 'Ebene. Aventures africaines', Paris, Plon, 2000. (5) Alphonse Tiérou, 'Si sa danse bouge, l'Afrique bougera', Ibid. (6) Idem. (7) Léopold Sédar Senghor, 'Le Nouveau Ballet négro-africain', Dakar, 21 juillet 1980. (8) Alphonse Tiérou, 'Penser la danse', Ibid. (9) Idem.