Bernard Dadié: Quel destin voulons nous? Remettons nous en mémoire l’histoire récente de notre continent…

Le 13 mars 2012 par Correspondance particulière - « Il y a quelques années, les Français sont arrivés à Sikasso en simples marchands. On ne refuse pas l’hospitalité à un étranger et partout le marchand est

Bernard Dadié.

Le 13 mars 2012 par Correspondance particulière - « Il y a quelques années, les Français sont arrivés à Sikasso en simples marchands. On ne refuse pas l’hospitalité à un étranger et partout le marchand est

le bienvenu. Mais ces Français ont montré leur vrai visage, Un visage de conquérants. Les Blancs ne peuvent rien contre un peuple entier qui s’unit pour leur résister. Mais tant qu’il y aura des Noirs qui acceptent de manger le riz et la viande que les Blancs leur donnent pour trahir leurs frères de race, les Blancs seront redoutables» (Sikasso : Djibril Tamsir Niane) ;
«La civilisation occidentale, tous scrupules étouffés, a vendu son âme à la puissance matérielle de l’argent-dieu. Entre Erasme et Machiavel, elle a choisi le second comme maître. Le racisme est l’idéologie qui a le mieux servi le capitalisme comme stade terminal d’appropriation du monde» (Du racisme français : Odile Tobner).
«Le néocolonialisme relaie, à partir de 1960, jusqu’à nos jours, la colonisation directe. Celui-ci se caractérise par sa duplicité. Après le salut par l’esclavage et la traite, on prône désormais le développement par le pillage. La continuité de l’entreprise est sans faille». (Ibid.)
Bernard B. Dadié
«L’assassinat de Lumumba, fomenté par les Occidentaux, exécuté par leurs séides africains, marque le coup d’arrêt mis à l’émancipation insupportable de l’Afrique» (ibid.) Ces trois dernières citations, à l’image de la violence qui est faite chaque jour à nos peuples d’Afrique, manquent certes de nuances. Elles sont «globalement» vérifiées.
En écho, ne cessent de résonner en nous ces menaces : «Laurent Gbagbo et son épouse ont leur destin en leurs mains ; si, d’ici à la fin de la semaine, ils n’ont pas quitté le poste qu’ils occupent, le poste qu’il occupe, Laurent Gbagbo… en violation de la volonté du peuple ivoirien… ils seront immédiatement sur le liste des sanctions», dixit le président français, Sarkozy. Et le sang coula en toute liberté, en toute égalité, en toute fraternité.
Mais nos «frères» pour qui l’entraide et la sage pesée des arguments de chacun serait un impératif ? Excepté quelques uns, que nous saluons, ils détournèrent le regard… Certains, «flatteurs», comme les animaux de la fable, applaudissaient, criant encore plus haut, plus fort : «Haro !». Recompter des voix ? Tranquilliser les électeurs incrédules en accordant résultats et transparence ?
Allons donc…
Les illuminations passées n’ont pas suffi à sécher les larmes dans les yeux des enfants qui n’ont plus de pères, de mères qui n’ont plus d’enfants, ni dissiper les souffrances des prisonniers, des exilés, des licenciés de leurs emplois, des chômeurs, des étudiants pauvres, sans université et sans avenir, des paysans chassés de leurs terres à qui il ne reste plus qu’à aller «se chercher» sous d’autres cieux ou grossir dans les quartiers précaires de nos cités les bataillons de la misère sous toutes ses formes… De toutes ces victimes si nombreuses et l’on refuse de voir.
Qui n’a vu ou ne sait quelle sorte de vindicte s’abattit sur la Guinée de Sékou Touré pour un «Non» ? Il fallait la punir et pour cela priver le peuple et les édifices de l’État de tout. On alla jusqu’à enlever les ampoules. La Guinée devait mourir dans les ténèbres… La Conférence de Brazzaville n’avait-elle pas décidé qu’il n’y aurait pas d’évolution hors du bloc français ? Quelle liberté, quelle dignité pouvait-on concéder à des sujets nègres à la sortie d’une guerre aussi meurtrière et aussi dévalorisante pour le prestige du Blanc.
Oui, ces nègres avaient pourtant eu, durant les deux Guerres, une part non négligeable dans la reprise de l’Alsace et de la Lorraine et continuaient de nourrir la France, pour une grande partie. On les parquait dans des «Unions» : unions de la carpe et du brochet. Union française : capitale Paris. L’accueil fervent du Général de Gaulle suffisait, il avait valeur de test et de bulletin.
Nous, nous étions nourris de la lecture de La Case de l’Oncle Tom : «Tom, lui dis-je, je me fie à toi parce que tu es chrétien». Aussi avec le temps a-t-on confié la direction suprême des pays à Tom. Nous chantions : «La France est belle, ses destins sont bénis» et à la fin des messes, nous priions pour elle, elle qui nous a sauvés des dangereux caprices de nos roitelets qu’elle a vaincus.
Ne nous a-t-elle pas apporté la paix et le bonheur ? Combien de saintes chrétiennes n’ont-elles pas veillé sur la naissance de ce Paris d’où l’on nous parlait de fédéralisme ? «Mais tout le monde parlait-il du même Fédéralisme ? M. Sédar Senghor opposait le vrai fédéralisme, qui présuppose une vie politique locale, au fédéralisme «poussif» prôné par les États-généraux de la colonisation française et qui aurait permis à la minorité européenne de chaque colonie de mener les affaires coloniales à sa guise». (De Benoist : La Balkanisation de l’Afrique)
Ainsi, mesurant l’évolution et la constance des appétits du colonat, les Africains vont parler d’ «Indépendance». Le mot biaisé, le mot fâcheux. Les arrestations, les tortures, les blessés et les morts et l’état de guerre qui ne dit pas son nom… Où ? Quand ? Précisez !…
Sékou Touré
Mais depuis 45, quelle guerre – guerre du grand commerce contre les producteurs indigènes ; guerre de haute finance contre les territoires aux économies encore faibles ; obstacles multiples posés contre le désir des peuples d’exister, de se faire entendre…, – quelle guerre n’a-t-on pas déclenché sur nos têtes, à peine parlions-nous de changement ; à peine prononcions-nous le mot, le mot : Liberté !
Liberté de travailler ! Liberté de s’instruire ! De se soigner ! Liberté de choisir ses alliances ! D’être respecté en tant que personnes, en tant que peuples. Liberté sans laquelle il n’est pas d’indépendance. Comme les autres, avec les autres, et non pas, et non plus, guidés par quelques-uns qui se voudraient toujours nos mentors. Embrasser nous aussi, la terre, l’univers et ses planètes. Vivre…
Enfin!
La guerre que nous venons de subir, montre que notre cri, le cri de Caliban, «Uhuru !», le cri de Béatrice au Bûcher, n’a pas vraiment franchi les océans et jamais ne franchira la Seine. De cette France où il retentit aussi, dans les rues, journellement, rares sont ceux qui nous écoutent, nous entendent et nous répondent avec respect et justice, en toute fraternité. Le crocodile parisien ne supporte aucun autre crocodile auprès de son marigot ; ce vétéran de tant de traites et du pacte colonial est toujours aussi affamé et avide.
Au temps de la Conquête, les premiers collaborateurs du Blanc venaient d’ailleurs : du septentrion et du couchant. Ils portaient des surnoms étranges : «feu», «piment», «lion», «pluie du matin»… Collaborateurs du Blanc, ils étaient détenteurs d’une étincelle de leur prestige. Du moins, le croyaient-ils. On les recevait comme on recevait le maître blanc. Seuls nos vieux crachaient et secouaient la tête. Pouvaient-ils faire mieux ? À l’école, nos livres avaient pour titre Moussa et Gigla, Mamadou et Bineta, des noms de frères.
Insidieusement, tout un peuple était infantilisé et soumis à des traitements sous lesquels il regimbait. Mais sous le couvert de nos arbres, dans les hautes herbes de nos savanes, de tribu à tribu, nos tambours parleurs avaient autrefois transmis leur refus de subir. Personne ne tentait encore alors de nous diviser par des faveurs spéciales. On parle aujourd’hui de «coupeurs de routes» : il y en avait aux premières heures de la conquête, mais ils étaient d’un autre modèle et d’une bien autre trempe. Ils agissaient pour d’autres raisons que de pur banditisme. Ils attaquaient les individus douteux, les porteurs de faux messages et les petits convois du conquérant. Des villages se communiquaient la nouvelle et des groupes de résistants s’organisaient. Paris veut-il nous ramener à ce temps-là ?
Quoique vaincus, nous avons cependant su, nous, les «indigènes», toujours faire la différence entre les racistes, les colonisateurs impénitents, les prédateurs et les autres. Vive Binger et vive tous ceux qui respectèrent le sang rouge des Nègres. Des ampoules emportées, des universités ravagées et fermées, des jeunes que l’on jette dans la rue et l’obscurantisme : sera-ce là notre quotidien ? Nombreux sont les livres publiés sur les événements d’hier et d’aujourd’hui – car aujourd’hui est nécessairement lié à hier -, écrits par des Blancs et des Noirs, et des femmes souvent. Dieu merci, elles ont bonne mémoire.
…Et pourtant, merci Paris, de m’avoir appris à lire, dans Montaigne et Pascal, dans Montesquieu et Jules Vallès, dans Romain Rolland et Gide, Albert Londres et Camus, dans ma propre culture… Pour un jour entamer avec toi le dialogue authentique, celui qui nous lavera de toutes les idées fausses propagées aujourd’hui par le seul langage audible : celui de l’argent et du profit.
«Et si Dieu n’aimait pas les Noirs», demandes-tu, Serge Bilé. Sais-tu qu’il y a des Vierges noires, dans l’église de Chartres comme dans d’autres, ailleurs ? Les couleurs ne permettent de préjuger d’aucune supériorité morale ou intellectuelle. Seule la gent inculte peut établir ce type de différenciation. Les besoins de l’industrialisation au plus bas coût d’investissement en Occident, et la recherche continue de manouvriers se satisfaisant de salaires de misère et de conditions de travail indignes, secondent souvent ce type de comportement. Tout comme, autrefois, dans toute l’Europe des Grandes découvertes, les besoins du Commerce florissant, engendrèrent la Traite et à sa légalisation par l’institution Louis Quatorzième du Code Noir, en dépit de la philosophie naissante du Siècle des Lumières. Au siècle de l’industrialisation et de la recherche de matières premières, le XIXe, la systématisation du colonialisme autorisa la banalisation du racisme. Un racisme à ce point, absurdement «conceptualisé», enseigné, banalisé par l’Occident, qu’en Allemagne nazie des Lois iniques et stupides osèrent l’instituer en le généralisant : Contre les Juifs, les Tziganes et les Noirs…
Hermann Goering
Le regard de haine et de mépris des Hess, Goering, Goebbels et des autres est-il aussi éteint qu’on le croirait après les procès de Nuremberg ? À leur manière, le paternalisme et la condescendance ne sont-ils pas dangereusement dévalorisants ? Il est des citations que l’on aimerait tant ne plus entendre dans la bouche de nos donneurs de leçons, leaders politique parisiens… « L’étranger », « le migrant économique » est-il plus ou moins estimable, assimilable ou d’une culture respectable, selon qu’il vient de l’Europe ou du sud de la Méditerranée ? Qu’il copie les modes d’être ou de faire du parisien ou qu’il reste raisonnablement luimême ?
Sommes-nous encore pour eux des êtres à «domestiquer» ? «L’Afrique a de l’espace, l’Afrique a des ressources», clame un président des bords de Seine, après s’être moqué du un pour cent de notre poids dans l’économie mondiale. Oui ! Quand cesserons-nous d’assumer le rôle de «tirailleur» au service du Maître, pour laisser la place à des soldats, conscrits de notre Afrique pour défendre le continent de nos origines communes. Pour que Paris invite des hommes, enfin, et non plus des sujets, à ses commémorations. Révolution de 1789 ! Avait-elle aboli l’exploitation des «indigènes» hors de France ? Déchets toxiques… Le bon «patron» quelle que soit sa couleur doit entrer dans les vues des gouvernants de Paris. Sur ces nègres, couleur de ténèbres, si heureux de danser, quelques tonnes de bombes ne changeront rien aux affaires. Bien au contraire !
Sur les bords de Seine, en effet, on catégorise même les morts… Et si les fleuves d’Afrique persistent à rester rouges, du sang des hommes qu’on continue de tuer –incidents regrettables…-, des cases que l’on continue de piller et de brûler – à contretemps, certes… -, il en faut plus pour décourager «nos civilisateurs», qui persistent à ignorer que la vie a partout le même prix et la même valeur, celle des locataires de Palais de rêve comme celle des misérables dans leurs huttes de paille, au fin fond des bois.
Et pourtant, merci Paris, de m’avoir appris à lire, dans Montaigne et Pascal, dans Montesquieu et Jules Vallès, dans Romain Rolland et Gide, Albert Londres et Camus, dans ma propre culture… Pour un jour entamer avec toi le dialogue authentique, celui qui nous lavera de toutes les idées fausses propagées aujourd’hui par le seul langage audible : celui de l’argent et du profit.
L’Afrique mettra-t-elle fin un jour à ces régimes qui l’infantilisent ? Sèchera-telle un jour les pleurs des victimes que l’on n’entend pas, soignera-t-elle un jour les plaies toujours brûlante et suppurantes que l’on refuse de regarder ? Écoutera-t-elle enfin la parole qui libère, et ses peuples non plus jaloux les uns des autres, non plus instrumentalisés voudront-ils enfin agir ensemble et se construire un destin qui enrichisse le monde de toutes nos valeurs ?
Le Ciel lui, a depuis longtemps parlé et délivré son verdict. À la fin de la guerre 39-45, à Assinie, un raz de marée emporta le quartier France, celui où, pour la première fois, ils foulèrent la terre de chez nous. Oui ! Le Ciel balayait le passé pour que nos relations réciproques s’ouvrent enfin sur l’avenir. Pour que naissent des rapports lavés de toute souillure et blessure infligées et que se tissent des rapports nouveaux, humains. Le quartier ré-émergea des flots, peuplé aujourd’hui de Blancs et de Noirs. Mais savent-ils tous ce qui s’est autrefois passé ici et comprennent-ils les langages de la nature ? Elle se prononce toujours, mais combien savent l’entendre ?
En France, la guerre dura quatre ans, en Côte d’Ivoire, elle persiste depuis beaucoup plus que dix ans, parce qu’on y a parlé de richesses, ivoire, gomme, or, arachide, cacao, café… aujourd’hui diamants et pétrole… à emporter. Tout comme on emporte, honteusement, à l’abri de la nuit et des regards, un homme de grand soleil, Laurent Gbagbo. Afrique productrice et en retour consommatrice : tel est le rôle que le monde «développé» continue de lui assigner.
Au regard du nombre d’intellectuels noirs formés par l’Occident et des fonctions occupées par eux dans le «monde», a-t-on jamais mis le nombre de prisons que ce «monde» y a contribué à construire et de prisonniers qui y ont croupi et y croupissent ; le nombre d’exilés que ses appétits y ont provoqué. Au nom de la laïcité, on détruit la statue d’un Saint, mais pourquoi détruit-on un emblème national, et pourquoi garde-t-on à un pont le nom d’un général qui refusait aux pays d’Afrique tout «self-government»… Petitesses, courte vue…
Dans la bataille du quotidien, les Nègres se sont toujours cherchés. En 1954, Sékou Touré faisait naître la CGT africaine. Un «syndicalisme fondé sur l’idée de Dieu et du travail humanisé restituant à l’homme noir sa liberté et sa dignité». Les partis politiques, pour former le Rassemblement Démocratique Africain (RDA), firent appel à tous les hommes.
Mais des confrères français empêchèrent la venue de certaines délégations. Des hommes et des femmes, parce qu’ils avaient refusé de continuer à dire «oui», furent arrêtés, de jour comme de nuit ; licenciés de leur travail ; des leaders politiques virent leur mandat contesté et furent astreints à la fuite, certains même retrouvés pendus… «On sait que si le Congrès RDA de Bamako n’a pas atteint le but, ni même les objectifs qu’il s’était fixés, c’était parce que trop d’Africains, dont moi-même, avaient obéi aveuglément, en l’occurrence, à des ordres venus de la métropole ». Merci Président Léopold Sédar Senghor pour l’exemple de probité, la leçon magistrale que vous nous donnez par ces mots qui redonnent sens au combat que nous ne cessons de mener.
L’Afrique mettra-t-elle fin un jour à ces régimes qui l’infantilisent ? Sèchera-telle un jour les pleurs des victimes que l’on n’entend pas, soignera-t-elle un jour les plaies toujours brûlante et suppurantes que l’on refuse de regarder ? Écoutera-t-elle enfin la parole qui libère, et ses peuples non plus jaloux les uns des autres, non plus instrumentalisés voudront-ils enfin agir ensemble et se construire un destin qui enrichisse le monde de toutes nos valeurs ?

Bernard Dadié