Pascal Turlan (Bureau du Procureur de la Cpi) : “Nous continuons nos enquêtes qui portent sur tous les camps”
Le 26 janvier 2012 par Notre voie - Dans la seconde partie de l’interview réalisée à la CPI avec Pascal Turlan du Bureau du Procureur Ocampo par notre correspondant Europe
Le 26 janvier 2012 par Notre voie - Dans la seconde partie de l’interview réalisée à la CPI avec Pascal Turlan du Bureau du Procureur Ocampo par notre correspondant Europe
James Cénach, il est question des éléments de base sur lesquels la CPI a fondé sa requête, de collusion entre le procureur et Alassane Dramane Ouattara, de l’ouverture des enquêtes sur les seuls événements post-électoraux, de la poursuite des seuls proches de Laurent Gbagbo etc. Mais il est question aussi et surtout des accolades que Ocampo et Bensouda font à Soro au même moment où ils traquent des innocents proches de Gbagbo. Nous vous invitons à lire et à relire les excellentes analyses que fait James Cénach (aujourd’hui et demain) sur le transfèrement du président Gbagbo et sur le caractère illégal et arbitraire de toutes les décisions prises jusque-là. Parce que, officiellement, la Côte d’Ivoire n’a pas encore reconnu le Statut de Rome. Pour la simple raison que le Conseil constitutionnel ivoirien a déclaré, non conforme à la Constitution, le Statut de Rome.
NV : Lors de la visite à Abidjan de Madame Bensouda, la Procureur adjointe de la CPI, le ministre ivoirien de la Justice a déclaré : «Nous avons bien cerné la période des enquêtes ; n’oubliez pas qu’il y a eu des lois d’amnistie en 2002, 2003, 2004 ; nous enquêtons selon des bases juridiques données, c’est-à-dire à partir du 4 décembre 2011… ». Est-ce donc en fonction de ces éléments que vous avez limité votre enquête aux évènements postélectoraux ?
PT : Selon le Statut de Rome qui gouverne le fonctionnement de la Cour, il n'y a pas d'immunité pour les crimes de la compétence de la Cour et des lois d'amnistie ne peuvent pas couvrir les crimes de guerre, crimes contre l'humanité et crimes de génocide.
NV : Vous affirmez dans votre requête (par.18) à la Cour avoir reçu le 15 mars 2011, un mémorandum des avocats de M. Ouattara sur les faits survenus après le 28 novembre et leur qualification juridique en vertu du traité de Rome. Cette information ne confirme-t-elle pas les affirmations de HRW et votre parfaite entente avec les autorités ivoiriennes sur le cadre temporel de l’enquête?
PT : Comme je l'ai déjà dit, nous travaillons dans un cadre légal précis et en fonction des éléments à notre disposition, des informations recueillies et des informations complémentaires que nous pouvons demander. Nous avons reçu des informations préparées par des représentants de M. Ouattara qui ont été intégrées à notre analyse comme les autres. Nous avons reçu des informations d'autres bords également, qui ont aussi été incluses dans notre réflexion. Sur la base de l'ensemble des informations à notre disposition, nous avons demandé l'autorisation d'ouvrir une enquête sur les crimes qui auraient été commis après le 28 novembre 2010, en raison de leur particulière gravité et de la masse d'information directement disponible sur cette période, et d'indiquer que des informations reçues, en nombre plus limité, pouvaient laisser penser que des crimes auraient pu être commis lors de la période antérieure et que nous tenions ces informations à la disposition des juges. Nous leur avons ensuite transmis ces informations, comme je l'ai expliqué.
NV : Vous avez demandé l’ouverture d’une enquête sur les seuls évènements postélectoraux ?
PT : Nous avons indiqué dans notre demande d'autorisation pour enquêter, faite courant juin 2011, que les informations en notre possession laissaient à penser que des crimes de notre compétence, d'une particulière gravité, avaient été commis entre novembre 2010 et la date de notre demande. Nous avons également indiqué que la Chambre, sur la base des informations que nous lui fournirions, pouvait conclure qu'elle devait nous autoriser à enquêter également sur les crimes commis dans la période précédente puisqu'il semblait qu'il était possible que des crimes de notre compétence aient pu être commis durant cette période également.
NV : N'est-ce-pas votre Bureau qui, en fonction des éléments dont il dispose, soumet un cadre d'enquête à la Cour qui apprécie et décide ?
PT. : Lorsque les juges ont rendu leur décision le 3 octobre dernier, ils ont répondu positivement à notre demande d'ouverture d'une enquête en considérant qu'effectivement, dans la période à partir du 28 novembre 2010, des crimes relevant de la compétence de la Cour semblaient avoir été commis et que donc, nous pouvions enquêter sur ces crimes. Et ils nous ont également demandé de leur fournir les informations additionnelles que nous pouvions apporter sur la possibilité que des crimes de notre compétence aient également été commis pendant la période 2002 à 2010. Ce que nous avons fait au début novembre 2011. Nous avons déposé devant la Cour ces informations additionnelles. Nous attendons maintenant la décision des juges.
NV : A Abidjan comme à l’Ouest, les rapports des experts de l’Onu et des ONG sur lesquels vous avez fondé votre analyse de la situation ivoirienne n’accusent pas que ceux que vous appelez les forces pro-Gbagbo. Ils sont aussi unanimes sur la responsabilité des forces pro-Ouattara dans les crimes commis au cours de la crise postélectorale. Paradoxalement, vous affirmez au paragraphe 75 de votre demande d’autorisation d’une enquête adressée le 23 juin 2011 à la Cour, que vous ne disposiez pas d’éléments pour suspecter les forces pro-Ouattara de crimes contre l’humanité. Est-ce cela l’impartialité avec laquelle vous entendez instruire le cas ivoirien ?
PT : Nous sommes une institution judiciaire. Nous travaillons sur la base de notre analyse puis de notre enquête et des éléments de preuve et des témoignages que nous rassemblons. Au moment de la demande d’ouverture d’une enquête concernant la situation en Côte d’Ivoire, nous n’avions à notre disposition qu’un certain nombre d’éléments que l’enquête nous permet aujourd’hui, depuis le 3 octobre dernier, d’affiner et d’approfondir. Lorsque nous faisons une demande d’enquête, il est évident que nous utilisons l’information disponible, qu’elle provienne des ONG ou des Nations Unies, de l’ONUCI, du Haut Commissariat aux droits de l’Homme. Nous utilisons cette information mais ça n’est pas suffisant pour qualifier de façon définitive et absolue, caractériser des crimes qui auraient été commis ; c’est un élément d’information parmi d’autres. Il nous revient ensuite d’apporter nos propres conclusions sur la base des éléments rassemblés.
NV : Je reviens sur ma question. Pourquoi le Procureur n'a pas été ferme lorsque l'opportunité s'est présentée pour demander une enquête à partir de 2002, puisque déjà, en 2006, vous étiez prêts à mener une enquête ?
PT : Je n'ai pas dit que nous étions prêts à enquêter en 2006. Il faut bien comprendre le travail du Bureau de procureur. Il y a la phase d'examen préliminaire et la phase d'enquête. En 2006, nous étions en phase d'examen préliminaire de la situation en Côte d'Ivoire, en phase d'analyse, et c'est ce que nous avons fait. Nous analysons une situation afin de déterminer si une enquête est opportune. Au cour de cette phase, nous analysons les crimes qui auraient été commis pour savoir s'ils seraient de notre compétence, puis la question de leur recevabilité notamment pour savoir si des procédures judiciaires sont en cours ou envisagées vis-à-vis de ces crimes. Cette analyse était alors en cours. Les missions que nous souhaitions faire en Côte d'Ivoire et qui ont été annulées sur instructions des autorités ivoiriennes, visaient à conforter cette analyse, à rassembler des éléments d'information complémentaires qui auraient pu nous permettre d'aboutir à une décision d'ouvrir ou non une enquête.
NV : Vos missions prévues en Côte d’Ivoire, en 2006, ont été annulées par les autorités ivoiriennes avez-vous dit ? Par quelles autorités ? Est-ce par le président Laurent Gbagbo ?
PT : Je ne saurais vous dire si c'est Monsieur Laurent Gbagbo lui-même. Ce que je peux vous dire est qu'il y avait une mission qui devait partir en Côte d'Ivoire en 2006 et que deux jours avant le départ de cette mission, alors que nous avions reçu des visas, elle avait été annulée. On nous avait indiqué qu'il n'était plus opportun de nous rendre en Côte d'Ivoire.
NV : Vous avez quand même reçu une lettre de notification du refus du Gouvernement ivoirien à ce sujet ?
PT : Nous avons reçu des informations de la part des autorités ivoiriennes.
NV : De quel ministère ?du ministère des Affaires étrangère ? Du ministère de la Justice?
PT : Ce qui compte pour nous, c'est que nous sommes en contact avec un Etat et cet Etat est représenté par des autorités officielles. Si elles donnent une information, nous en prenons acte.
NV : J'insiste parce qu'à cette époque-là, le gouvernement était un gouvernement de plusieurs tendances politiques dont certaines n'avaient pas intérêt à ce qu’une enquête CPI soit ouverte.
PT : Mais cette interprétation vous appartient à vous; parce que nous, nous n'avons pas à évaluer la représentativité des autorités nationales. Par la suite, nous avons pu déployer une mission de quelques jours en 2009; cette mission a été déployée, nous avons pu rencontrer un certain nombre d'acteurs de la société civile et malgré notre demande, nous n'avons pas pu rencontrer les autorités nationales à ce moment-là.
NV : Lesquelles n'avez-vous pas pu rencon-trer?
PT : Nous avons fait plusieurs demandes pour rencontrer la présidence, le gouvernement, les autorités compétentes, ça n'a pas été possible. Maintenant, nous avons continué notre analyse de la situation, et il y a eu les évènements que vous connaissez suite aux élections, à partir du 28 novembre 2010. Le Procureur a fait un communiqué de presse le 21 décembre 2010 indiquant son inquiétude par rapport à la situation sur le terrain et avertissant toutes les parties que si des crimes de la compétence de la Cour devaient être commis dans le cadre de la situation post-électorale, le Bureau du Procureur se réservait la possibilité de demander l'ouverture d'une enquête. La situation a dégénéré dans les proportions que vous connaissez. Nous avons demandé à la Chambre préliminaire de la Cour pénale internationale l'autorisation d'ouvrir une enquête sur les crimes qui auraient été commis dans la période post-électorale en Côte d'Ivoire.
NV : Si je vous ai bien suivi, sur la période 2002-2010, vous n'avez que des informations parcellaires, un dossier incomplet. Et pourtant, des informations abondantes existent sur cette période. Dans ces conditions, cette période ne risque-t-elle pas d'être passée par pertes et profits ?
PT : Moi, je suis un juriste. Je ne passe rien par pertes et profits a priori. D'une part, je travaille dans un cadre légal précis imposé par le Statut de Rome et d'autre part en fonction des éléments de preuve à notre disposition. S'agissant du cadre légal, nous avons fait une demande aux juges. Nous attendons maintenant leur décision. Je ne peux pas préjuger de ce que diront les juges sur cette période 2002-2010. Je vois bien que du côté des medias ivoiriens et d'un certain nombre de personnes, il y a une tentation de dire "Ah bon ! ça c'est abandonné, on passe ça par pertes et profits", mais ça c'est du discours. C'est quelque chose que nous ne pouvons pas faire aujourd'hui: nous attendons la décision des juges sur cette période. Si les juges nous disent qu'il est opportun d'enquêter sur cette période, nous le ferons. D'autre part, nous travaillons sur la base des éléments de preuve reçus et aussi sur la base des éléments que nous rassemblons nous-mêmes lorsque nous sommes en phase d'enquête.
NV : Qui peut vous apporter les éléments de preuve dont vous avez besoin pour alimenter vos dossiers?
PT : Nous l'avons dit à plusieurs reprises, et nous l'avons dit à vous également à cette réunion que nous avons eue juste après le transfert de M. Laurent Gbagbo, début décembre, que s'il y a des informations à la disposition des journalistes ou de la société civile ou d'une quelconque personne en Côte d'Ivoire sur des crimes qui auraient été commis dans la période 2002-2010 qui ne sont pas encore à la disposition de la Cour, nous accueillerons cette information et nous travaillons sur cette information. Envoyez-nous, et faites- nous envoyer les informations dont nous n'aurions pas encore connaissance et nous les analyserons. Tout le monde a vu des rapports d'un certain nombre d'ONG, d'organisations internationales, etc. Oui, ça fait partie de la masse d'informations à notre disposition que nous avons transmises aux juges. Ça fait partie des informations sur lesquelles les juges se baseront pour prendre une décision nous autorisant à ouvrir ou non une enquête. S’il y a maintenant des éléments plus précis encore disponibles, nous sommes prêts à les recevoir bien évidemment.
NV : Qu’avez-vous décelé très précisément au niveau national qui ait empêché l'ouverture des poursuites contre Laurent Gbagbo pourtant accusé par les autorités ivoiriennes d’avoir commis des crimes de sang ?
PT : Je ne crois pas qu'il nous appartienne de répondre à cette question. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que le Président Ouattara, dans son courrier du 3 mai 2011, a indiqué que des difficultés de tous ordres se poseraient pour la justice ivoirienne qui n'était pas la mieux placée pour connaître de ces crimes les plus graves et que la CPI était mieux placée pour le faire.
NV : Peut-on vraiment parler de difficultés des autorités judiciaires nationales si l'on s’en tient à vos propres affirmations figurant au paragraphe 48 de votre requête, et, selon lesquelles une enquête a été ordonnée par le Procureur militaire sur les meurtres présumés des femmes d'Abobo et les bombardements des civils par les FDS ? Avez-vous approfondi vos informations sur ces enquêtes ?
PT : Nous avons mis à la disposition des juges l'ensemble des informations pertinentes à notre disposition pour appuyer notre demande d'ouverture d'une enquête. Lorsque des informations existaient sur des procédures nationales, nous en avons fait mention. Elles ont été intégrées dans notre analyse de la recevabilité de la situation. Notre conclusion était que la situation était recevable.
NV : Le refus manifeste des autorités nationales d'engager les poursuites contre Laurent Gbagbo pour ses crimes supposés, n'est-il pas le résultat d'une entente entre elles et votre Bureau dans le but de régler une question de procédure pour faire juger Laurent Gbagbo par la CPI ?
PT : Le Gouvernement ivoirien a toujours très clairement dit que, pour lui, les plus hauts responsables des crimes les plus graves commis pendant la période de crise post-électorale en Côte d'Ivoire devraient être jugés devant la CPI. Des poursuites pour d'autres actes ont été engagées au niveau national, y compris contre M. Gbagbo, mais le Gouvernement a souhaité que les crimes de la compétence de la Cour soient poursuivis devant la Cour. Nous avons pris note de ce souhait et nous avons constaté que M. Gbagbo n'était pas poursuivi pour les crimes pour lesquels nous avons l'intention de le poursuivre. Nous avons demandé un mandat d'arrêt contre lui à la lumière de ces faits également.
NV : Que retenir de la CPI, lorsqu’elle nous renvoie une image renversée de la réalité où la victime, Laurent Gbagbo, est présentée comme étant l’agresseur et les agresseurs encore en li-berté ?
PT : A nouveau, je vous laisse à vos interprétations de qui est qui. Je n’ai pas de commentaires à faire sur les uns et les autres. Nous avons rassemblé des éléments de preuve concernant Monsieur Laurent Gbagbo et nous l’avons emmené devant la Cour. Nous continuons nos enquêtes qui portent sur tous les camps. L’image que la CPI doit donner c’est l’image que la justice avance et qu’il n’est pas acceptable que la violence soit utilisée dans une quelconque situation pour tenter d’obtenir des avantages ou des résultats politiques. Nous emmènerons en justice toute personne qui utilisera la violence comme argument, comme moyen d’accéder à un poste qu’il soit politique ou autre, d’ailleurs.
Propos recueillis à La Haye, au siège de la CPI Par James Cénach