Cour Pénale Internationale - Affaire Gbagbo: La dernière requête de Maître Emmanuel Altit

Par IVOIREBUSINESS - La dernière requête de Maître Emmanuel Altit.

A titre préliminaire sur la classification de la requête :

1. La présente requête est déposée à titre confidentiel conformément à la norme 23 bis (2) du Règlement de la Cour puisqu’elle fait référence à des documents classés confidentiels par le Procureur1. Une version publique expurgée en sera déposée.

I. Rappel de la procédure.

2. Le 13 janvier 2014, le Procureur déposait un « document amendé de notification des charges »2 et les documents afférents3.
3. Les 14 et 20 janvier 2014, il en déposait des corrigenda4.
4. Le 10 février 2014, par voie d’email, le Représentant légal des victimes (ci-après « Représentant ») demandait à la Chambre de pouvoir déposer des soumissions finales excédant le nombre de pages autorisé.
5. Le 14 février 2014, la Chambre faisait droit à cette demande en pages additionnelles et donnait au Représentant la possibilité de déposer des soumissions de quarante pages5. Dans cette même décision, la Chambre fixait au 17 mars 2014 la date limite à laquelle la défense pouvait déposer des observations écrites sur la preuve du Procureur6. Elle fixait au 31 mars 2014 la date limite à laquelle le Procureur et le Représentant pouvaient déposer des soumissions finales en réponse aux observations de la défense sur la preuve du Procureur.
Enfin, elle fixait au 14 avril 2014 la date limite à laquelle la défense pouvait déposer des soumissions finales en réponse à celles du Procureur et à celle du Représentant7.

6. Le 17 mars 2014, la défense déposait ses observations sur la preuve du Procureur8, son inventaire amendé d’éléments de preuve à décharge9 et un sommaire de ses observations10. La défense en déposait des corrigenda les 19 mars11 et 25 mars 201412.

7. Le 18 mars 2014, le Représentant demandait par voie d’email que lui soient notifiés les observations de la défense sur la preuve du Procureur ainsi que l’inventaire amendé des éléments de preuve à décharge, bien que ces deux documents soient confidentiels.

8. Le 21 mars 2014, le Représentant, déposait une requête officielle dans laquelle il demandait que les observations confidentielles de la défense sur la preuve du Procureur et l’inventaire amendé des éléments de preuve à décharge lui soient notifiés et qu’il lui soit accordé un délai de deux semaines à compter de cette notification pour y répondre.
Subsidiairement, le Représentant demandait que la Chambre ordonne le dépôt des versions confidentielles expurgées de ces documents13.

9. Le 24 mars 2014, la Juge unique ordonnait à la défense de déposer des versions confidentielles expurgées de ses observations sur la preuve du Procureur, de son sommaire et de l’inventaire des éléments de preuve à décharge14 ou de lui indiquer si les versions confidentielles de ces documents pouvaient être notifiées au Représentant sans mesure
particulière d’expurgation. Elle accordait au Représentant jusqu’au 4 avril 2014 au plus tard pour déposer des soumissions finales en réponse aux observations de la défense sur la preuve du Procureur.

10. Le même jour, le Procureur demandait l’autorisation de déposer des soumissions finales de soixante pages15.

11. Le 25 mars 2014, la défense déposait une version confidentielle expurgée de ses observations sur la preuve du Procureur16 et de son inventaire d’éléments de preuve à décharge17 et informait la Chambre de ce que le Représentant pouvait être se voir notifier en l’état le Sommaire des Observations de la défense.

12. Le 26 mars 2014, la Juge unique autorisait le Procureur à déposer des soumissions finales d’une longueur maximale de soixante pages18.
13. Le 31 mars 2014, le Procureur déposait ses soumissions finales19.

II. Droit Applicable.
1.Les droits du suspect lors de l’audience de confirmation des charges.

14. L’article 61(6) du Statut prévoit qu’« à l’audience la personne peut : a) Contester les charges ; b) Contester les éléments de preuves produits par le Procureur ; et c) Présenter des éléments de preuve ».
15. L’article 67 du Statut prévoit que : « 1. Lors de l'examen des charges portées contre lui, l'accusé a droit … en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes : … b) …
Disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense …; e) …
L'accusé a également le droit de faire valoir des moyens de défense et de présenter d'autres éléments de preuve admissibles en vertu du présent Statut ».

2.Possibilité donnée à la Chambre d’accorder à une partie une prorogation de délai.

16. La Norme 35 prévoit que : « 1. La demande visant à proroger … tout délai … expose les raisons pour lesquelles la modification du délai est sollicitée. 2. La chambre n’accède à la demande visant à proroger … le délai qu’à la condition qu’un motif valable
soit présenté ».

3.Possibilité donnée à la Chambre d’accorder à une partie des pages additionnelles.

17. La Norme 37(2) du Règlement de la Cour prévoit que la Chambre peut, à la demande d’un participant, augmenter le nombre de pages autorisé dans des circonstances exceptionnelles20. Dans la jurisprudence, de telles circonstances sont appréciées notamment au regard de la complexité des questions posées21, de la multiplicité et de la variété des
arguments22, du caractère nouveau des questions et des arguments présentés aux Juges23 et de la nature fondamentale de la requête24.

III. Discussion.
1. Sur la demande de prorogation de délai.

18. La défense soumet qu’un motif valable justifie la prorogation de délai sollicitée concernant le dépôt des soumissions finales de la défense. En effet, dans ces soumissions, il s’agira de répondre au Procureur d’une part, au Représentant d’autre part.

19. Or, ce dernier s’est vu accorder jusqu’au 4 avril 2014 pour déposer des soumissions finales.

20. La pratique constante de la Chambre a toujours été de donner aux parties un laps de temps de quinze jours pour répondre aux arguments présentés lorsqu’il s’agissait de débats importants. Ainsi, le Procureur a-t-il bénéficié de quinze jours pour répondre aux observations écrites de la défense sur sa preuve.

21. Le délai pour que la défense dépose une réponse consolidée à la fois aux soumissions finales du Procureur et à celles du Représentant légal des victimes a été invariablement fixé par la Chambre préliminaire, lorsqu’il s’agissait de questions importantes, à deux semaines.
Dans sa décision orale du 28 février 201325 comme dans ses décisions des 3 juin 201326, 17 décembre 201327 et 14 février 201428, la Chambre a respecté ce délai. En ce qui concerne les présentes soumissions finales, la Chambre préliminaire à l’unanimité décidait, le 14 février 2014 que « the Chamber shall maintain the same time periods between the different
submissions of the parties and participants as envisaged in the calendar established on 17 December 2013 »29.

22. La défense soumet respectueusement que, sauf à se contredire, la Chambre ne peut réduire le délai de deux semaines accordé à la défense pour déposer une réponse consolidée tant aux soumissions du Procureur et qu’à celles du Représentant.

23. Si la demande de la défense ne lui était pas accordée, la défense ne disposerait que d’un peu plus d’une semaine pour répondre au Représentant. Or, il est possible que le Représentant décide de soutenir l’argumentation du Procureur, de la conforter. Il aura eu le temps d’effectuer toutes les recherches nécessaires puisqu’il aura reçu les soumissions du Procureur cinq jours avant d’avoir à déposer les siennes.

24. Il est donc d’autant plus important que la défense dispose d’un délai de deux semaines à compter de la notification des soumissions du Représentant qu’il s’agira probablement de répondre à un double argumentaire, celui du Procureur et celui du Représentant.

25. Il est même possible que le Représentant aborde des points que ni la défense ni l’Accusation n’ont abordés lors de l’audience de confirmation des charges ; c’est ce que le Représentant avait fait dans ses soumissions finales du 14 mars 201330, et c’est ce qu’il avait fait dans ses observations portant sur l’appel qu’avait interjeté le Procureur de la décision de
la Chambre du 3 juin 2013 d’ajourner la procédure31 : le Représentant s’était mué en partie, se substituant au Procureur, et avait invité la Chambre Préliminaire à corriger la demande d’autorisation du Procureur32 en y ajoutant d’autres questions susceptibles d’appel.

26. Par conséquent, la défense demande respectueusement à disposer d’un délai de deux semaines, à compter de la notification des soumissions finales du Représentant légal des victimes, soit a priori jusqu’au 18 avril 2014, pour déposer des soumissions finales.

27. De l’avis de la défense, la prorogation de délai demandée ne portera pas préjudice au Procureur puisqu’il s’agit de bonne administration de la justice et de la question de savoir si un débat véritablement contradictoire peut avoir lieu.

2. Sur la demande de pages additionnelles.

2.1 La défense doit répondre au Procureur et au Représentant.
28. Le Procureur s’est vu accordé 60 pages, le Représentant 40 pages. En vertu de la jurisprudence de la Chambre d’appel33, il convient d’accorder à la défense un nombre de pages au moins équivalent à celui accordé et au Procureur et au Représentant parce que la défense devra leur répondre à tous les deux, étant rappelé que dans la présente affaire, le Représentant s’est toujours mué en second Procureur. Accorder à la défense des soumissions comportant au moins cent pages est donc indispensable si l’on veut que le principe d’égalité des armes soit respecté.

3.1 Sur la complexité de l’affaire.

29. Le Procureur, pour pouvoir déposer un DCC modifié comportant plus de pages, notait le 19 décembre 2013 que « [t]his case continues to be very complex and that complexity has increased substantially in light of the Decision of 3 June 2013, the continuing investigation and the further evidence obtained »34. C’est ce même argument qu’il réitérait dans sa demande de pages additionnelles portant sur ses soumissions finales : « The case continues to be very complex »35.

30. La Juge unique considérait le 20 décembre 2013, que « the circumstances as described by the Prosecutor, i.e. the complexity of the case and the need to respond adequately to the issues raised in the Adjournment Decision, are exceptional within the meaning of regulation 37(2) of the Regulations, and that therefore the requested extension of page limit can be granted »36.

31. Ainsi, l’affaire dont il est question est particulièrement complexe et il importe que la défense dispose de suffisamment de pages pour non seulement pouvoir répondre à chacun des arguments présentés par le Procureur et le Représentant légal des victimes mais encore pour qu’elle puisse présenter ses propres arguments, afin d’apporter aux Juges tous les éléments nécessaires à une prise de décision éclairée.

32. La complexité de l’affaire justifie, d’autant que le Procureur a profondément modifié les charges dans son DCC modifié, d’accorder à la défense des pages additionnelles.

3.2 Sur l’importance des soumissions finales.

33. Dans la présente affaire, il n’y aura pas eu de débat oral à la suite du dépôt par le Procureur de son DCC modifié malgré le fait que le Procureur a profondément modifié la substance et la nature des charges par rapport à ce qu’elles étaient en janvier 2013 dans le DCC initial.

34. Puisque les parties n’ont pu s’exprimer oralement lors d’une audience de confirmation des charges, il est crucial qu’elles disposent de la liberté de dire par écrit ce qu’elles pensent devoir être dit parce qu’il s’agit de points importants susceptibles d’emporter la conviction des Juges.

35. Le fait qu’il n’y ait pas eu d’audience orale avait d’ailleurs été relevé et utilisé par la Juge unique pour considérer la situation exceptionnelle et par conséquent accorder au Procureur des pages additionnelles : « Given the length of the Defence submissions, to which the Prosecutor will respond in her final written observations, and considering that, in the present case, the hearing has been adjourned under article 61(7)(c)(i) of the Statute and is currently unfolding by way of written submissions, the Single Judge is of the view that the present circumstances are "exceptional" within the meaning of regulation 37(2) of the Regulations and that, therefore, the limited extension of page limit requested by the Prosecutor can be granted »37.

36. Et en effet, la situation est « exceptionnelle » au sens de la norme 37(2), ce qui justifie que pour pouvoir répondre adéquatement au Procureur, la défense sollicite de pouvoir disposer de 150 pages.3.3 Sur le respect de la lettre et de l’esprit du Statut.

37. En l’absence de tout débat oral portant sur les nouveaux éléments de preuve du Procureur, et portant surtout sur les nouveaux incidents et les charges modifiées formulées par le Procureur dans son DCC, il est important que la défense puisse disposer de la place nécessaire pour contester les éléments de preuve produits par le Procureur, contester les charges et présenter ses propres éléments de preuve conformément à la lettre des articles 61(6) et 67 du Statut.

38. La procédure de confirmation des charges est une phase lors de laquelle la défense doit pouvoir s’exprimer librement et doit pouvoir répondre adéquatement au Procureur. C’est là le seul moyen pour que les Juges soient suffisamment éclairés et puissent prendre une décision en connaissance de cause.

39. Puisqu’il s’agit de discuter d’un éventuel procès, il est important d’en examiner attentivement les éventuelles fondations pour en vérifier la solidité. C’est pourquoi le débat doit être contradictoire et la défense doit disposer du temps nécessaire lorsqu’il y a audience orale ou à défaut de la place nécessaire lorsqu’il s’agit de soumissions écrites pour s’exprimer.

3.4 Une question d’équité.

40. Permettre à la défense de s’exprimer librement et complètement est indispensable pour permettre la mise en oeuvre d’un processus juste et équitable. En effet, l’équité, principe premier de toute procédure judiciaire, doit être respectée à toutes les étapes de la procédure, y compris lors de la phase d’avant procès puisqu’en réalité il s’agit d’un même processus global
qui doit déboucher sur une décision judiciaire de confirmation ou d’infirmation des charges.

3.5 Sur le caractère nouveau des questions et des arguments présentés aux Juges.

41. La défense a démontré que le Procureur avait profondément changé tant les bases juridiques que factuelles de son DCC, conduisant à une modification profonde des charges formulées contre le Président Gbagbo38. Dans ses soumissions finales, le Procureur aborde de façon plus détaillée un certain nombre de points de son DCC, par exemple tout ce qui a trait [Expurgé]39 ou [Expurgé]40. La défense doit répondre à ces nouveaux arguments. En outre, l’Accusation aborde dans ses écritures un certain nombre de points sous un angle différent de celui qui avait été retenu dans le DCC, par exemple lorsqu’il s’agit de [Expurgé]41.

42. Il est important que la défense puisse disposer de la place nécessaire pour répondre en détail à ces nouveaux éléments. C’est à cette seule condition qu’elle sera en mesure de contester les éléments de preuve pour « contester les charges ».
3.6 Sur la multiplicité et la variété des arguments.

43. L’Accusation dans ses soumissions a abordé plus de [Expurgé] points différents, aussi bien de fait que de droit, portant notamment sur [Expurgé] et [Expurgé].
44. Peut-être le Représentant légal des victimes, d’autant qu’il aura eu connaissance des soumissions du Procureur, abordera d’autres points dans ses soumissions.

45. C’est pourquoi la défense sollicite respectueusement de disposer de 150 pages pour répondre et au Procureur et au Représentant.

3.7 Sur l’importance de donner à voir aux Juges une autre réalité.

46. Les arguments devant être développés par la défense sont particulièrement importants puisque qu’ils permettent de donner à voir aux Juges une réalité différente de celle présentée par l’Accusation et certainement de celle que présentera le Représentant légal des victimes.

47. En effet, il ne s’agit pas seulement pour la défense de répondre aux arguments de l’Accusation et du Représentant mais de présenter aux Juges ce qui ressort d’une lecture objective des éléments de preuve utilisés par les parties.

48. Il est crucial que la défense puisse aborder chacun de ces points afin de mettre en lumière ce qu’elle considère déterminant. En effet, l’examen de chacun de ces points peut entraîner la non confirmation des charges. Les enjeux concernant la suite de la procédure et abandon des charges justifient donc, du point de vue de la défense, qu’elle soit autorisée à aborder ce qui lui paraît essentiel.
49. La défense soumet que des observations précises et cohérentes bénéficieront à la fois aux parties et aux Juges et faciliteront la bonne administration de la justice. Il est important que la Chambre préliminaire dispose de tous les éléments pertinents pour pouvoir rendre une décision éclairée et motivée.

50. Par conséquent, la défense demande respectueusement à la Chambre préliminaire de pouvoir bénéficier d’une augmentation du nombre de pages autorisé et d’être autorisée à déposer des soumissions finales d’une longueur totale de cent-cinquante pages.

PAR CES MOTIFS, PLAISE À LA CHAMBRE PRÉLIMINAIRE I, DE:
Vu les Articles 61 et 67 du Statut et les Normes 35 et 37(2) du Règlement de la Cour,
- Autoriser la défense du Président Gbagbo à déposer des soumissions finales d’une longueur de cent-cinquante pages ;
- Proroger de quatre jours le délai accordé à la défense pour déposer ces soumissions
finales en réponse aux soumissions finales du Procureur et du Représentant légal des victimes;
- Fixer la date à laquelle la défense doit déposer ces soumissions au 18 avril 2014.
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Emmanuel Altit
Conseil Principal de Laurent Gbagbo
Fait le 1er avril 2014 à La Haye, Pays-Bas.