TRIBUNE: OÙ TRAVAILLE L'ARGENT DES IVOIRIENS? par Isaac Pierre BANGORET
Le 11 janvier 2013 par Correspondance particulière - Isaac Pierre BANGORET se pose des questions.
Dans son discours du Nouvel an 2013, Alassane Ouattara a jugé bon utiliser
une boutade pour calmer la grogne croissante des Ivoiriens suscitée par la cherté de la
vie. L'argent se fait rare, les PME agonisent à cause des taxes nombreuses et élevées,
les commerçants n'arrivent plus à payer les taxes douanières qui ont pratiquement
triplé, les familles doivent faire face à l'augmentation du carburant, des denrées
alimentaires, du gaz, dans un pays où nous avons, entre autres choses, à lutter contre
la déforestation, à cause du désert qui avance. Toutes ces souffrances qui viennent
s'ajouter à la douleur de ceux qui ont perdu des êtres chers durant la guerre qu'il a
choisie, contrairement au Ghana, comme solution, pour régler un contentieux
électoral ne l'empêchent pas d'esquisser un sourire de soulagement, au moment où il
s'adresse aux Ivoiriens, en ces termes: «[...] j'entends dire que l'argent ne circule
pas ! » Sachez cependant que l'argent travaille ». Nous devons nous contenter, selon
Sarkosy, de la bonne foi d'Alassane Ouattara car notre pays est désormais
"démocratique". Alassane qui veut s'inspirer du modèle mauritanien pour débarrasser
notre pays de déchets plastiques se doit aussi d'avoir comme modèle de bonne
gouvernance les grandes démocraties pour diriger notre pays. En France, nous avons,
par exemple, une Cour constitutionnelle capable de retoquer des lois, de
désapprouver des décisions du gouvernement, une Cour des comptes chargée de
certifier la régularité, la sincérité et la fidélité des comptes de l'État, de vérifier la
bonne exécution des lois de finances de l'État et des lois de financement de la
Sécurité sociale. Il existe un rapport annuel de la Cour des comptes et une
médiatisation de certaines enquêtes. La Cour des comptes assiste le Parlement qui
contrôle le gouvernement. Avec Alassane Ouattara nous ne voyons pas fonctionner
librement toutes ces Institutions ; il est au centre de toutes les décisions, tout se fait
selon son bon vouloir. Il nous appartient, face à l'opacité des informations en
provenance de nos Institutions, de nous interroger sur l'argent des Ivoiriens, un sujet
qui lui tient à coeur. A partir de sa politique économique fondée en grande partie sur
l'endettement, la Côte d'Ivoire a recueilli de fortes sommes d'argent qui devraient
normalement si elles travaillaient en Côte d'Ivoire circuler. Alain Cohen, économiste
à l'université Paris XI, affirme que «l'endettement n'est pas critiquable en soi, si les
entreprises ne s'endettaient pas, elles ne se développeraient pas. Si les ménages ne
s'endettaient pas, ils n'accéderaient jamais à la propriété» (Le Figaro du 25/07/2006).
Contrairement à la France, l'objectif principal de la Côte d'Ivoire ne consiste pas à
prendre des décisions impopulaires comme la hausse du prix de l'énergie pour réduire
un déficit, la dette publique, mais à générer surtout la croissance après l'obtention du
PPTE, à favoriser la multiplication des PME pour créer des emplois, et permettre aux
ménages d'accéder à la propriété. Alassane dévoile que notre argent travaille plutôt à
la construction des routes, des autoroutes, des ponts, des hôpitaux (même si la
gratuité des soins n'est pas encore visible), des écoles, des infrastructures diverses.
Nous sommes, face à de tels choix, interpellés par la conclusion d'Alain Cohen qui
écrit: «La dette est le reflet de choix politiques. Elle contribue au pouvoir du politique
sur l'économie. C'est plus la nature des dépenses publiques que la réduction de la
dette qui devrait occuper nos esprits». Pourquoi Alassane, en Côte d'Ivoire a-t-il
préféré surtout faire travailler l'argent des Ivoiriens dans des infrastructures diverses
que dans les PME, et les ménages? La réponse nous est donnée par Christine
Lagarde, le Directeur Général du FMI. Se limiter à étudier son discours face aux
députés ivoiriens, sans tenir compte de son parcours politique, professionnel, de la
philosophie politique qui inspire, sous son mandat, les réajustements structurels du
FMI, les conseils donnés aux 188 États membres quant à leur politique économique,
c'est se tromper sur le miracle économique ivoirien annoncé qui ne profitera
certainement pas aux contribuables ivoiriens, mais aux plus riches, aux collaborateurs
du monde de la Finance. Christine Lagarde, à l'instar de Sarkosy, à qui elle doit sa
nomination à la tête du FMI, après la chute imprévisible de Strauss Kahn, est avocate
d'affaires. Elle fut la première femme à diriger le cabinet d'avocats d'affaires Baker&
McKenzie, un des premiers cabinets d'avocats mondiaux (4600 collaborateurs dans
35 pays), en 2002, elle est classée par le Wall Street Journal Europe, la 5e femme
d'affaires européenne. Sous sa présidence, ce cabinet augmente son chiffre d'affaires
de 50% pour clôturer l'exercice 2004 à 1.228 millions de dollars. Elle est donc un
pilier fondamental dans ce Nouvel Ordre mondial inspiré par la philosophie politique
de Sarkosy. Le FMI a été créé pour éviter que les grandes économies mondiales
connaissent de nouveau la crise de 1929-1930. Il sert d'intermédiaire financier entre
États membres qui verse une certaine somme (une quote-part) à l'organisation dont
25% payés en or, d'où l'importance des mines d'or de la Côte d'Ivoire dont est fier
Alassane Ouattara. Si la balance des paiements d'un État membre menace l'équilibre
monétaire sur le marché des changes, ce pays peut automatiquement obtenir 25 % de
sa quote-part, et soutenir par l'achat sa monnaie nationale afin de participer au
commerce international. L'or, le pétrole, le minerai de fer du mont Klahoyo, les
matières premières de notre pays ont permis à Alassane de recevoir de l'étranger, des
Institutions comme le FMI, de fortes sommes d'argent (des actifs) d'où la construction
des routes, des infrastructures diverses pour acheminer surtout vers l'étranger ces
produits, et créer pour les futurs coopérants, investisseurs dans notre pays, un
environnement sain, viable. Lorsqu'il y a abondance d'argent, comme en Côte
d'Ivoire, il y a toujours des bulles spéculatives, financières; ce qui signifie qu'une
partie de l'argent de notre pays pourrait servir à l'achat de biens de consommation, ou
à la construction d'infrastructures, et une autre partie pourrait être dirigée vers des
opérations de financement afin d'obtenir un rendement sur le capital. Analysons les
paroles de Christine Lagarde pour savoir où pourrait bien travailler l'autre partie de
l'argent des Ivoiriens. Vers la fin de l'année 2011, début 2012, elle annonçait que les
Africains devaient s'attendre à souffrir, on comprend mieux cette prédiction quand
nous analysons de plus près sa mise en garde aux grandes économies mondiales. Elle
dit en substance : « La crise européenne de la dette risque de plonger l'économie
mondiale dans une "décennie perdue" ». Elle a ensuite appelé les pays riches à
restaurer la croissance et la confiance. Médiatrice entre les États membres du FMI,
l'autre partie de l'argent des Ivoiriens qui devrait contribuer au développement de nos
PME est certainement investie dans les pays développés pour favoriser leur
croissance tandis que nous, Ivoiriens, Africains, sommes invités, sous la forme d'une
dévaluation indirecte, à supporter leur croissance, en affrontant la hausse du prix de
l'énergie qui réduit de moitié notre pouvoir d'achat. Christine Lagarde justifie, au
moyen d'un langage politique hautement hermétique, la possible « confiscation » de
l'argent des Ivoiriens, quand elle affirme que le miracle économique ivoirien ne peut
se produire qu'à une seule condition : la réconciliation entre Alassane Ouattara et
l'opposition ivoirienne. Dans un langage politique, elle nous dit simplement que tant
qu'il n'y aura pas de sécurité dans notre pays, la nature des dépenses publiques ne se
limitera qu'aux infrastructures diverses puisqu'on ne peut investir dans les entreprises
et les ménages d'un pays où il existe de fortes tensions sociales. C'est de cette manière
que les civilisations dites supérieures renflouent leurs caisses à partir de la guerre
qu'elles ont elles-mêmes provoquée dans notre pays, en créant les conditions d'un
contentieux électoral. Les Ivoiriens connaîtront-ils un miracle économique? Toutes
ces prophéties de Christine Lagarde laissent perplexes puisque dans son livre
intitulé : The Globalisation of poverty (la Globalisation de la pauvreté) Michel
Chossudovsky explique comment la privatisation des chemins de fer au Sénégal ont
abouti à la suppression de la ligne, au développement des épidémies qui ont décimé
les troupeaux. En Mauritanie, la suppression de la propriété collective traditionnelle a
entraîné une concentration de la propriété dans les mains de transnationales
agroalimentaires. Il est bon qu'Alassane Ouattara infirme ces analyses en nous disant,
de manière objective, où travaille l'argent des Ivoiriens qui devrait déjà circuler
puisqu'un pays s'endette, en vue de la croissance, pour le bien-être de ses populations.
Une contribution par Isaac Pierre BANGORET
(Écrivain)