19 SEPTEMBRE 2002-RÉVÉLATIONS !: La bataille d’Abidjan, minute par minute (Extraits du livre de Lida Kouassi)
Le 24 septembre 2012 par IvoireBusiness - Au moment où certains veulent réécrire l’histoire du 19 septembre 2002, tirant à hue et à dia, nous vous proposons le témoignage d’un acteur clé, Lida Kouassi, ministre de la Défense, à l’époque des faits. Extraits de son livre.
(…) XXIV. Le 19 septembre 2002 : Feu, sang et désolation
Le 24 septembre 2012 par IvoireBusiness - Au moment où certains veulent réécrire l’histoire du 19 septembre 2002, tirant à hue et à dia, nous vous proposons le témoignage d’un acteur clé, Lida Kouassi, ministre de la Défense, à l’époque des faits. Extraits de son livre.
(…) XXIV. Le 19 septembre 2002 : Feu, sang et désolation
Prosper Sia Popo est effectivement remis aux autorités judiciaires ivoiriennes, le mardi 17 septembre. Pendant ce temps, le Président de la République se trouve déjà à Rome en Italie et le ministre d’Etat Boga Doudou termine à Paris sa rencontre avec son homologue burkinabé Djibril Bassolé. Lorsque mon collègue de l’Intérieur regagne Abidjan le mercredi 18 septembre 2002, il est 19 heures. Il me téléphone aussitôt vers 20 heures pour m’annoncer son retour. Il m’informe par la même occasion qu’il a reçu lors de son départ de Paris, des renseignements selon lesquels un nouveau coup de force contre notre régime serait imminent. A la question de savoir qui est derrière ce coup de force, il répond qu’il s’agirait, selon ses informations, d’une coalition d’éléments factieux, proches du Général Guéï et du mentor du Rdr.
Sur le champ, nous convenons donc de prendre, chacun de son côté, des mesures d’urgence pour sécuriser la ville d’Abidjan durant la nuit. Nous convenons également de réunir dès le lendemain matin les différents commandants des forces pour étudier et mettre en oeuvre des mesures de sécurité globale. Je tente immédiatement de joindre au téléphone le Chef d’état-major Mathias Doué, en vain. Malgré mon insistance, celui-ci n’est ni joignable ni localisable. Je parviens cependant à entrer en contact avec le Général Bombet Denis, commandant des forces terrestres, à qui je transmets les renseignements reçus. Je recommande à ce dernier de mettre immédiatement en alerte les unités combattantes d’Abidjan et de les consigner dans leurs casernes.
Je donne également au commandant supérieur de la gendarmerie, le Général Touvoli Bi Zogbo, instruction de renforcer, pendant la nuit, les patrouilles mixtes avec la police dans la ville d’Abidjan. Vers 21h 45, j’entreprends de faire le tour de quelques quartiers d’Abidjan pour m’assurer que tout est bien en ordre et que les patrouilles mixtes se mettent en place. Je regagne mon domicile aux environs de 23h 45 et, rassuré, je libère les éléments de ma garde rapprochée à l’exception du Mdl Akpélé. Avec ce dernier, sont présents à mon domicile pour assurer la faction de nuit, les éléments militaires suivants:
- Mdl Ochou Agni Ambroise,
- Mdl Sonan Jean Marie,
- S/M Gnan Guéi BIo,
- S/M Wanyou Kouyo,
- S/M Zouzou Victor.
En plus de ces éléments militaires et en dehors de mon épouse et de mes trois enfants, sont présents aussi quelques civils, notamment:
- Michel Broux, un jeune universitaire venu à Abidjan après la soutenance de son doctorat et un stage à l’Omi à Genève, pour chercher un premier emploi;
- Nogbo Béhi Pauline, soeur cadette de mon épouse;
- John Varlet et César Vagba, mes deux demi-frères;
- Tékpo Alain Michel mon cousin, Lida Salomé ma nièce et son amie Natacha;
- Niamien Eugène et Marguerite S., deux de mes employés de maison.
Ce jeudi 19 septembre, il est environ 3h du matin. Les éléments du poste de police de ma résidence me réveillent en disant: monsieur le ministre, depuis quelques temps nous entendons des coups de feu nourris dans la ville; on dirait que ça ne va pas! C’est pourquoi, nous vous réveillons. Sautant aussitôt du lit, j’enfile un pantalon et un pullover léger. Je prends mon arme personnelle, un P.A. avec mon téléphone portable et je demande à mon épouse de se préparer rapidement pour être évacuée avec les enfants. Trop tard!
C’est au moment où mon épouse, ayant à peine fini de s’habiller, cherche à porter une chaussure fermée, que nous entendons la première détonation, celle d’une roquette tirée sur le salon principal de la maison. Il est environ 3h 20. La détonation est si puissante que les murs de la maison tremblent sous le choc. Mon épouse affolée se met à courir dans tous les sens dans la chambre. Je parviens à la maîtriser et à sortir avec elle dans la cour intérieure. Au moment de refermer la porte, nous entendons encore deux puissantes détonations. Il s’agit de tirs de roquette envoyés directement sur notre chambre à coucher et sur le petit salon.
Je réalise alors que mon domicile est déjà encerclé. Je demande à mon épouse de se calmer et de rejoindre les enfants dans leur chambre. J’aperçois, à ce moment précis, mon garde du corps, le MDL Akpélé, qui essaie de porter son treillis et d’armer son pistolet. Je lui intime l’ordre d’entrer dans mon bureau pour y prendre une arme plus puissante. J’entends précisément à cet instant les assaillants crier au portail: ouvrez! Vous les militaires, vous êtes des frères d’armes, nous n’avons pas affaire à vous! C’est le ministre Lida Kouassi que nous voulons. L’instant d’après, deux roquettes s’abattent contre le portail d’entrée.
Sous le choc, ce portail blindé cède et tombe dans un grand fracas. Les soldats postés à l’entrée s’enfuient, à l’exception de l’un d’entre eux, le S/M Zouzou Victor de la garde républicaine qui s’est fait prendre! Les autres soldats factionnaires ont tous pris la fuite en abandonnant grenades, armes et munitions! Les assaillants entrent dans la cour en tirant des rafales d’armes automatiques, ponctuées de tirs assourdissants d’une AA52. Les sentant proches de moi, à moins d’une dizaine de mètres, je n’ai pas d’autre choix que de m’improviser une planque derrière le poste téléviseur grand écran de mon salon. Dans ce coin du salon principal, le premier tir de roquette a déjà causé des impacts visibles, des bris de verres et une légère fumée, au point qu’on peut difficilement penser y trouver encore quelqu’un de vivant.
De cette planque, j’ai pu suivre comment les assaillants ont mitraillé d’abord ma chambre à coucher, ensuite mon bureau avant d’entrer enfin dans le salon principal. Par miracle, ils tournent le dos au poste téléviseur derrière lequel je me tiens accroupi. Ils mitraillent tous les endroits du salon qui sont susceptibles de servir de cachette. Mais à l’instant où ils se tournent de mon côté, une scène inattendue se produit: mon demi-frère Vagba John Varlet qui a la même morphologie que moi, traverse la cour en courant. Sa fuite ne manque pas de capter l’attention des assaillants qui se ruent à sa poursuite. Dans son élan, il réussit à sauter par-dessus le mur de la clôture, du côté de la résidence du Directeur général de la douane.
Un de ses poursuivants qui croit qu’il s’agit de moi, lance à l’adresse de ses compagnons: il a sauté la clôture! Il me semble que les assaillants ne sont pas revenus me chercher au salon principal à cause de cette scène qui a fait diversion. Ayant renoncé à revenir au salon, ils entreprennent de fracasser les portes des autres pièces pour en extraire tous les occupants. Ils les font coucher sous la menace des armes, face contre terre, dans la cour intérieure. Pendant deux heures, ils soumettent mon épouse à un interrogatoire musclé. Ils la malmènent à coups de crosses, de godasses et de gifles, en lui demandant d’indiquer où est son mari. Elle répond sans cesse: mon mari n’est pas rentré; je ne sais pas où il est ! Depuis quelque temps, il a une maîtresse, il découche; ce soir il n’est pas rentré. Vous avez trouvé notre chambre vide, moi, je dormais avec mes enfants. Vous m’avez trouvée avec mes enfants, pitié mes frères, à cause de Dieu, ne nous faites pas de mal».
Mais dans leur fureur, les assaillants lui répondent: tu mens, on l’a vu rentrer hier soir! Refusant de croire mon épouse, ils continuent de la battre. Je crois que sous la violence des coups, elle a fini par perdre connaissance. Ils prennent alors mon fils de dix ans et demi et le conduisent à travers toute la maison en lui demandant d’indiquer où est caché son papa. Ils tirent de temps à autre une rafale pour l’effrayer, mais je le sens très calme. Après une vingtaine de minutes de recherche infructueuse, ils ramènent mon fils et le font coucher à nouveau face contre terre, à côté des autres. Puis ils recommencent l’interrogatoire avec sa mère qui, entre-temps, a repris connaissance. Après plus de deux heures d’interrogatoire, l’un des assaillants, agacé, crie à leur chef: commando, y en a marre, elle ne veut pas coopérer; le chef lui rétorque: si elle refuse de coopérer, emmène-la et fais ce que tu as à faire. J’entends alors l’assaillant déchirer les vêtements de mon épouse et l’entrainer dans mon bureau. En l’entendant se débattre pendant un moment avec mon épouse, j’ai craint qu’il ne l’exécute ou qu’il ne la viole. Je manque de commettre l’imprudence de sortir de ma cachette pour voler à son secours.
J’entends mon épouse faire une chute brutale suivie d’un grand soupir et, tout de suite après, l’assaillant qui crie à ses compagnons : venez, il y a des armes ici ! Chef, y a beaucoup d’armes ! Je comprends qu’ils viennent de découvrir le stock d’armes de ma sécurité rapprochée, dans le petit sous-sol de mon bureau. Pendant qu’ils s’activent à transporter les armes et les munitions, je n’entends plus mon épouse! Soudain, un des assaillants, probablement posté dehors, se met à crier à leur chef: commando, on dirait qu’il y a une contre-attaque. Le chef répond: une contre-attaque!
Allez prenez les dernières armes et partons d’ici; un autre lui demande: et sa femme? J’entends leur chef ordonner: embarquez-la ! Il est environs 6h 45 lorsque les assaillants quittent mon domicile précipitamment. Ils embarquent dans leur fuite mon épouse et avec elle, comme je l’apprendrai plus tard, un des soldats factionnaires, le S/M Zouzou Victor. Ils embarquent aussi le S/M Séka Achi Robert, mon photographe au ministère de la Défense qui était arrivé entretemps sur les lieux. Après leur départ, je décide cependant de rester encore un moment dans ma cachette, craignant qu’un élément laissé en embuscade ne m’abatte. Aux environs de 7h 10, j’entends arriver un véhicule dont les occupants découvrent mes enfants dans la cour, toujours couchés face contre terre et les emmènent. Dix minutes plus tard, arrive un autre véhicule dont les occupants entreprennent de fouiller les lieux à ma recherche. Après une quinzaine de minutes de recherche, l’un d’entre eux s’avise de me lancer l’appel suivant:
monsieur le ministre d’Etat, nous sommes les gendarmes en faction à la résidence du Président! Nous avons déjà mis vos enfants en lieu sûr; nous sommes venus vous chercher pour vous conduire à la résidence; si vous nous entendez, montrez-vous!
Ayant entendu cet appel, je me garde de bouger dans un premier temps, laissant les éléments poursuivre leur recherche encore quelques minutes. Le soldat réitère alors au bout de quelques temps son appel. Lorsque, rassuré, je sors enfin de ma cachette, le premier soldat qui m’aperçoit est tellement surpris de me voir encore vivant qu’il tire un coup de feu de son arme, par inadvertance. Le second soldat me demande: Monsieur le ministre, c’est bien vous? Je réponds: oui, c’est moi ! Il poursuit: vous n’êtes pas blessé?
Je réponds: non.
Les soldats m’invitent donc à les suivre. Il y a là, comme je l’apprendrai plus tard, les Mdl Djah Oudiézou Julien, Kadia Hervé, Kouassi A. Demissère et M’Brah Koffi Germain. L’un d’entre eux, le Mdl Djah, me demande de lui remettre mon arme et de prendre place dans un véhicule blindé de la gendarmerie, garé dans la rue en face de mon domicile. J’embarque dans le véhicule, sous les applaudissements de quelques employés et gardiens de nuit de l’Institut de géographie tropicale, qui étaient heureux de me voir vivant.
XXV. Seul à la barre
Il est environ 7h 50 du matin, ce jeudi 19 septembre 2002, lorsque j’arrive, sous escorte, à la résidence du Président de la République. L’atmosphère à la résidence du chef de I’Etat ce matin-là est quelque peu tendue et confuse. A l’entrée du premier bâtiment, je suis surpris de retrouver, dans un coin du couloir d’accès au bureau de la Première Dame, mes trois enfants. A côté de la gouvernante qui tient la plus petite dans ses bras, les deux autres sont blottis l’un contre l’autre !
En me voyant arriver, ils se lèvent; ils ont l’air exténués, mais je suis heureux de voir qu’ils sont indemnes. Il y a là, en plus de quelques travailleurs, le nouveau chef de cabinet Kuyo Téa Narcisse, trois jeunes médecins, le Dr Bidi, le Dr Tabley et le Dr Zézé. Les capitaines Katté et Séka Anselme s’emploient à organiser une soixantaine d’éléments de la garde présidentielle à l’intérieur et aux approches immédiats de la résidence. Tous, civils comme militaires, ont l’air abattus et désemparés. Manifestement, ils attendent qu’une autorité réagisse pour leur redonner confiance. Avant toute décision, je demande si l’on a des nouvelles du Premier ministre et surtout du ministre d’Etat Boga Doudou. J’apprends que le premier est absent d’Abidjan et que l’on est sans nouvelle du second. Je réalise alors que par la force des choses je suis la seule autorité gouvernementale qui puisse, dans cette circonstance, agir et parler au nom de l’Etat. Je décide donc de prendre immédiatement les choses en main, en m’installant dans le bureau de la Première Dame.
Sitôt installé, je demande si la radio et la télévision fonctionnent. On me répond que seul le téléphone fonctionne ! J’ordonne donc que l’on me mette en communication avec le ministre d’Etat Boga Doudou ; mais celui-ci ne répond pas ! Je tente alors de joindre les journalistes Eloi Oulaï et Pol Dokui de la radio; le premier nommé est injoignable, mais le second est au bout du fil. Je lui propose d’envoyer une escorte militaire le prendre pour l’accompagner chercher les techniciens de la Rti; il faut que ceux-ci remettent rapidement en état l’émetteur d’ Abobo afin que j’adresse, au nom du gouvernement, un premier message radio-télévisé à la population pour la rassurer. Pol Dokui se laisse convaincre et accepte la mission. Pendant ce temps, je demeure très préoccupé, tant du sort de mon épouse que de celui de mon collègue, le ministre de l’Intérieur dont on est toujours sans nouvelles. C’est au moment où mon esprit est encore hanté par ces préoccupations que je reçois, à ma grande surprise, un appel de la chancellerie de France. J’ai au bout du fil l’ambassadeur Renaud Vignal, avec qui j’échange les propos suivants:
- le ministre d’Etat Lida Kouassi?
- oui, Excellence !
- nous venons d’apprendre ce qui vous est arrivé, je tiens à vous témoigner toute notre compassion, monsieur le ministre d’Etat;
- merci, Excellence ;
- et comment va votre épouse?
- je n’ai pas de ses nouvelles, ils l’ont emmenée en otage !
- ah oui, j’en suis désolé! Souhaitons qu’il ne lui arrive rien de regrettable, vous avez tous mes encouragements, monsieur le ministre d’Etat;
- merci, Excellence ;
- nous restons en contact; à plus tard, monsieur le ministre d’Etat.
- merci beaucoup, à bientôt.
A vrai dire, cette conversation me laisse sur une sorte de présomption: l’ambassadeur Renaud Vignal est-il sincère dans sa compassion? Ou a-t-il simplement cherché à vérifier que je suis bien vivant après l’assaut de ma résidence par les assaillants? Comment comprendre que l’ambassadeur Vignal se trouve déjà à cette heure matinale au jour des événements, non pas à la maison de France à Cocody, mais à la chancellerie au Plateau, avec tous ses services? J’en suis encore à m’interroger quand je reçois une communication du commissaire Ouattara du Crs 1 : celui-ci m’informe que mon épouse est libérée et qu’elle est à présent en sûreté à la caserne de la police à Williamsville.
Quelques instants après, le commissaire Ouattara me met en contact avec mon épouse avec qui j’échange d’abord quelques mots de consolation et d’encouragement. Je lui propose ensuite d’envoyer vers elle le capitaine Abéhi avec une escorte de la gendarmerie pour la ramener auprès de moi à la résidence. Dès ce moment, les événements s’accélèrent. A 9h, mon épouse est ramenée par les gendarmes à la résidence: elle est si mal en point qu’elle tient à peine sur ses jambes; mais je suis heureux qu’elle soit en vie. Je lui apprends que nos enfants sont également indemnes et que peu importe ce qu’elle a pu subir, du moment que nous avons la vie sauve. J’ordonne donc au personnel de service: emmenez-la et installez-la avec les enfants ! J’ai du travail.
Après cela, l’ambassadeur d’Allemagne m’annonce que monsieur Ouattara, son épouse ainsi que plusieurs autres personnes dont le maire d’ Abobo, ont escaladé sa clôture et trouvé refuge à sa résidence. Il me prie de prendre des mesures appropriées pour assurer la sécurité de sa résidence et la protection de ses hôtes. Je réponds au diplomate allemand que si monsieur Ouattara n’a rien à se reprocher pourquoi cherche-t-il refuge dans les ambassades? Je lui donne cependant l’assurance que des mesures appropriées seront prises pour sécuriser sa résidence. Sur ce, je donne l’ordre au capitaine Séka Anselme de se déployer avec ses hommes vers la résidence de l’ambassadeur d’Allemagne pour s’assurer de la présence de monsieur Ouattara et, au besoin, le neutraliser. Quelques minutes plus tard, un jeune agent de police de la caserne de la Bae de Yopougon, parlant tantôt en français tantôt en langue Dida, me fait une terrible annonce:
- c’est le ministre Lida?
- oui, parlez;
- bonjour tonton; je n’ai malheureusement pas une bonne nouvelle. On vient de trouver le corps sans vie de votre frère Boga Doudou! Ils l’ont tué dans la cour de son voisin. Je vous passe le numéro de portable du commissaire Kouca qui se trouve actuellement sur les lieux.
Je suis profondément bouleversé en apprenant cette terrible nouvelle. Sur le champ, j’appelle le commissaire Kouca qui, au bord des larmes, me confirme l’assassinat du ministre d’Etat Boga Doudou. Je lui recommande de ne pas laisser le corps sur les lieux: arrangez-vous, trouvez une ambulance ou tout autre moyen, mais emmenez la dépouille du ministre d’Etat à la résidence du Président de la République où je suis. Je reste toutefois préoccupé, après ces propos, au sujet de madame Boga et de ses enfants: madame Laure Boga a-t-elle échappé aux assaillants? Ses enfants sont-ils indemnes? Au moment où je suis en proie à ses interrogations, le ministre de la Justice, Désiré Tagro, me rejoint à la résidence. Avant d’être nommé ministre de la Justice, des Libertés publiques et des droits de l’Homme, Désiré Tagro a été précédemment le Directeur de cabinet de mon collègue de l’Intérieur. Il m’informe donc en connaissance de cause que madame Boga et ses enfants sont bien vivants et qu’ils se trouvent déjà en lieux sûrs à l’école de police.
Je demande au ministre Tagro de tout mettre en oeuvre pour que la famille Boga soit transférée elle aussi à la résidence du chef de l’Etat. C’est du reste en présence du ministre Tagro que l’ambulance, transportant la dépouille criblée de balles du ministre d’Etat Boga Doudou franchit le portail. Le conducteur du véhicule, le commissaire Pierre Tapé Séri, visiblement étreint par la douleur, se gare à l’entrée du premier bâtiment. A la vue du corps inerte et ensanglanté, la plupart des soldats présents dans la cour fondent en larmes et crient leur douleur. Je comprends qu’en l’absence du Premier ministre et avec la mort de mon collègue ministre d’Etat, la situation risque de nous échapper. Il me faut réagir et ne pas céder à l’émotion. Je réagis donc avec véhémence en disant: Vous êtes des soldats, vous n’êtes pas des femmelettes ! On tue un ministre d’Etat et vous pleurez! C’est un acte de guerre! Si vous n’êtes pas capables de faire la guerre, déposez vos armes et foutez le camp!
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En entendant ces propos, les soldats se ressaisissent, reprennent leurs armes et partent, l’air grave et déterminé, à la chasse des assaillants. Dans la foulée, le ministre d’Etat Bohoun Bouabré et Bertin Kadet, mon Directeur de cabinet, nous rejoignent à leur tour, le ministre Désiré Tagro et moi, à la résidence du chef de l’Etat. C’est en leur présence que j’entreprends d’évaluer la situation et de prendre toutes les décisions et mesures d’urgence en ce jeudi 19 septembre. D’abord, en m’assurant, auprès des commandants des unités combattantes d’Abidjan, qu’aucune d’entre elles n’avait basculé dans le camp ennemi.
Ensuite, en constatant qu’elles ont effectivement la volonté de se battre pour défendre la patrie en danger. Enfin, en vérifiant qu’aucun symbole significatif, aucune institution de l’Etat n’est tombée aux mains des assaillants à Abidjan. Contrairement aux habitudes, les assaillants n’ont guère cherché à prendre ni la télévision ni la radio! Manifestement, leur mode d’action vise cette fois-ci à assassiner des personnalités publiques ciblées pour décapiter l’Etat et s’emparer du pouvoir! Il faut donc endiguer au plus vite ce plan d’action.
C’est au moment où je m’interroge à cet égard que l’on m’annonce la visite de l’ambassadeur de France, Renaud Vignal, que je reçois aussitôt à sa demande à huis clos. Le diplomate français feint d’abord de s’enquérir de la situation générale. Je le rassure en indiquant que la situation n’est pas compromise et que les Forces de défense et de sécurité réagissent plutôt bien dans l’ensemble. Il me fait alors part de sa vive préoccupation au sujet de monsieur Ouattara et me demande de l’autoriser à le prendre à sa résidence. Je lui rétorque que pour l’instant je me préoccupe moins du sort d’un individu que de la situation générale qui prévaut dans le pays. Le cas Ouattara pourrait être rediscuté plus tard. L’ambassadeur Vignal me fait alors cette remarque sibylline: monsieur le ministre d’Etat, vous voilà par la force des choses dans la position d’un chef d’Etat! Et vous pourriez y demeurer!
Ayant parfaitement saisi le sous-entendu du propos du diplomate français, ma réaction se fait instantanément hostile: excellence, si telle est la mission qui vous amène ici, vous feriez mieux de repartir tout de suite par la même porte !
L’ambassadeur repart, visiblement contrarié et honteux; à partir de là nos rencontres ultérieures ne pouvaient qu’être constamment houleuses. Peu après ces faits, un véhicule blindé de l’armée débarque le Général Touvoli Bi Zogbo, commandant supérieur de la gendarmerie, avec son épouse et son enfant. Surpris eux aussi à leur résidence par les commandos-tueurs des assaillants, ils viennent d’échapper de justesse à la mort, grâce à l’intervention de quelques tireurs d’élite de la gendarmerie.
A ce stade de la journée, les forces loyalistes ont déjà entrepris de réagir. Ce sont d’abord les éléments de la Bae, unité d’élite de notre police nationale, qui sont entrés les premiers en action à Yopougon, en ayant brisé le dispositif des assaillants autour de leur caserne. Ce sont ensuite les éléments du camp de gendarmerie d’ Agban, conduits par les capitaines Abéhi Jean Noël et Séka Anselme, qui sont entrés à leur tour dans la danse. Sous la conduite de ces deux officiers, les Mdl Beugré Lacos, Diabaté Ismael Ben Ali, Dady Gnabro, Dodora Serges, Gawa Mobio, Gnamké Aka Yves, Yao Yao Paul et Yéo Soukoussou, embarqués sur deux véhicules blindés, ouvrent le feu et mettent en déroute les assaillants massés à l’entrée du camp. Ce sont enfin les élèves de l’école de gendarmerie, aux ordres du colonel Guiai Bi Poin qui, ayant fait sauter le verrou des assaillants devant l’école, ont engagé une course-poursuite de ces derniers dans le quartier de Cocody. Entretemps, plusieurs appels téléphoniques nous annoncent que le Général Guéï se trouverait tantôt dans la forêt du banco à la tête d’un groupe d’assaillants, tantôt dans sa résidence d’où il coordonnerait leurs actions.
Dans cette folle ambiance, le Secrétaire général de l’archevêché d’Abidjan me joint au téléphone. Il s’inquiète de ce qu’un groupe de militaires portant des bérets rouges, menacent de pénétrer dans l’enceinte de la cathédrale Saint-Paul pour y rechercher le Général Robert Guéï. Il tient à m’assurer que ce dernier ne se trouve pas à la cathédrale. Je lui promets donc de donner instructions aux autorités militaires pour faire évacuer les lieux. Sitôt après, je demande au colonel Kassaraté de vérifier l’identité des militaires qui sont signalés à la cathédrale et de leur faire savoir qu’ils doivent quitter les lieux. C’est pendant que fusent de toutes parts ces informations faisant état de la présence du Général Guéï à plusieurs endroits à la fois, que je reçois un appel anonyme selon lequel l’ex-chef du Cnsp aurait trouvé la mort avec quelques-uns de ses gardes de corps aux environs de la Polyclinique internationale Sainte Anne-Marie (Pisam) de Cocody. J’en informe aussitôt, les quelques journalistes présents à la résidence. Ils se déportent immédiatement sur les lieux en compagnie de quelques soldats; Ils en reviennent un peu plus tard et confirment la mort du Général. C’est bien après que les corps de madame Doudou Rose, épouse Guéï et du capitaine Fabien Coulibaly, tous deux abattus eux aussi par des éléments inconnus, sont découverts à quelques mètres de la résidence du Général à Adjamé.
Pendant ce temps, l’émetteur de la Rti est rétabli grâce au courage et à l’engagement exemplaires d’une poignée de techniciens rassemblés par Pol Dokoui. Je décide donc de faire, au nom du gouvernement, un message à la Nation afin de donner la preuve que l’Etat subsiste et que les institutions ne se sont pas effondrées. Au moment où je m’emploie à rédiger ce message, on m’annonce à nouveau la visite de l’ambassadeur Vignal. Revenant sur le cas de monsieur Ouattara, celui-ci me déclare d’emblée: monsieur le ministre d’Etat, vous savez bien que s’il arrivait malheur à monsieur Ouattara, non seulement ce pays s’embraserait, mais en plus de la mutinerie, vous auriez affaire à un soulèvement populaire intenable. Je vous conseille donc de comprendre que vous devez nous remettre monsieur Ouattara afin qu’il soit en lieu sûr. Naturellement, j’oppose pour la seconde fois une fin de non recevoir à l’ambassadeur de France.
Dans mon message télévisé et radiodiffusé en direct, j’indique clairement que nos forces ont fait échec au coup d’Etat, que le Général Robert Guéï, instigateur présumé du coup de force, a trouvé la mort et que monsieur Ouattara se trouve en lieu sûr. Ce message a eu un effet déterminant en rassurant la population et en redonnant confiance aux Forces de défense et de sécurité. Il est cependant diversement apprécié: d’aucuns me reprochent d’avoir occulté dans ce message l’assassinat du ministre d’Etat Boga Doudou; d’autres s’indignent du fait que j’aie mentionné que monsieur Ouattara est en lieu sûr! C’est, du reste, peu avant la diffusion de ce message que madame Boga et ses enfants sont arrivés totalement traumatisés de l’école de police à la résidence du chef de l’Etat. J’ai demandé au chef de cabinet Kuyo Téa d’aménager une pièce à l’intérieur de la résidence pour les recevoir.
Évidemment, ceux qui n’ont pas vécu cette situation ne peuvent comprendre pourquoi je ne pouvais annoncer, dans ce message radiotélévisé en direct, la mort tragique du ministre de l’Intérieur au moment où, sans doute, son épouse et ses enfants regardaient la télévision quelque part dans une pièce de la résidence! S’agissant de monsieur Ouattara, que pouvais-je dire d’autre, sans courir le risque d’envenimer davantage encore une situation déjà compromise par les affrontements sanglants? Quoiqu’on en pense, l’effet recherché de mon message était pourtant atteint: redonner confiance et espoir aux populations d’une part et provoquer chez les soldats un sursaut patriotique pour la sauvegarde du pays d’autre part. C’est en effet, à partir de ce message que toutes les autres unités combattantes de la police, de la gendarmerie ainsi que des forces militaires basées à Akouédo et à la base aérienne de Port-Bouët sont entrées en action.
Après les premiers moments d’affrontement, un soldat loyaliste arrive à la résidence en exhibant une curieuse prise. Un sac bourré d’amulettes et de gris-gris. Le journaliste Pol Dokui remarque dans cet amas de gris-gris, un brassard blanc sur lequel quatre lettres sont inscrites en bleu et rouge: Mpci. Regardez, s’exclame-t-il, qu’est-ce que c’est que ça, Mpci! C’est peut-être une rébellion, quelque chose comme un Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire. Et c’est avec ces gris-gris-là qu’ils veulent prendre le pouvoir? N’importe quoi. Ils vont gouverner qui avec ça ! Nous découvrions ainsi ensemble le premier indice identifiant le mouvement fantoche qui s’était attaqué cette nuit là à la Côte d’Ivoire. Les forces loyalistes réagissaient à présent par une riposte vigoureuse à cette attaque armée.
Surpris du reste par la puissance de feu et la cohésion des forces loyalistes, les assaillants du Mpci sont mis en déroute en quelques heures et contraints de quitter, dans la débandade totale, la ville d’Abidjan. Pendant ce temps, la situation se complique à Bouaké et à Korhogo. A Bouaké, la base aérienne ainsi que tous les avions de chasse et autres moyens d’appui aérien qui s’y trouvent sont tombés sous le contrôle des assaillants ! Seuls quelques officiers parmi lesquels le commandant de la base, Léopold Oué, pilote sur Alpha-jet, ont pu s’échapper et regagner Abidjan. Les autres camps militaires de la ville sont soit déjà occupés, soit encore assiégés. A Korhogo, le Ctk et les brigades de gendarmerie, attaqués par surprise et ne disposant que d’une faible capacité de riposte face aux assaillants, sont déjà sous contrôle !
J’ai encore en mémoire mon dernier appel au colonel Esmel Atchori que ses geôliers ont exécuté à Bouaké, en me laissant écouter son supplice au téléphone. Je n’oublierai jamais la bravoure et la détermination exemplaire des éléments du peloton de gendarmerie qui ont résisté jusqu’à épuisement de leurs munitions avant de se rendre en levant un drapeau blanc. Ils seront passés par les armes et enterrés une semaine après dans une fosse commune à la périphérie de la ville. Ce jeudi 19 septembre, les événements vont si vite que ma mémoire a du mal à les capter dans l’ordre: toujours est-il que ce même jour, peu avant 13 heures, j’ai enfin le Premier ministre Pascal Affi N’Guessan au téléphone: celui-ci m’informe qu’il est encore à Yamoussoukro où les événements l’ont surpris. Il voudrait savoir si l’autoroute est sécurisée pour rentrer à Abidjan. Je lui réponds que je ne peux garantir sa sécurité s’il veut rentrer par l’autoroute, étant donné que les assaillants qui s’enfuient d’Abidjan remontent tous vers le Nord par la même voie. Je conseille donc au Premier ministre de se déporter à Oumé où je peux envoyer un hélicoptère pour le ramener sur Abidjan. A 13h 30, j’ordonne au colonel Séka Yapo, commandant des forces aériennes, de faire décoller l’hélicoptère pour la mission sur Oumé.
Mais les événements s’accélèrent à tel point qu’il y a lieu de craindre des développements imprévisibles avant le retour de monsieur le Premier ministre. Je conviens donc avec les autres ministres présents, de prendre d’urgence quelques mesures conservatoires. De concert avec les ministres Désiré Tagro et Paul-Antoine Bohoun Bouabré, et après l’avis du Chef d’état-major des armées, du commandant supérieur de la gendarmerie et du Directeur général de la police nationale, je décide donc de prendre un décret pour instaurer un couvre-feu sur toute l’étendue du territoire, de 18 heures à 7 heures. Au demeurant, je charge, à sa demande, le ministre Désiré Tagro d’assurer l’intérim du ministre de l’Intérieur.
Depuis Oumé, le Premier ministre m’instruit, avant d’embarquer à bord de l’hélicoptère, de convoquer les ministres encore joignables à Abidjan pour tenir dès son arrivée, un conseil de gouvernement restreint, à la résidence du chef de l’Etat. En milieu d’après-midi, l’ambassadeur de France revient à la charge au sujet de monsieur Ouattara, avec des menaces: monsieur le ministre d’Etat, je viens d avoir à l’instant le Président Chirac au téléphone. Il a l’accord du Président Gbagbo pour mettre monsieur Ouattara en sûreté. Il me charge de vous dire qu’il vous tient pour personnellement responsable de la sécurité de monsieur Ouattara; s’il lui arrive quoique ce soit, vous pouvez en être sûr, vous répondrez devant le Tribunal pénal international! Ces propos menaçants de l’ambassadeur français font suite à un appel au secours de monsieur Ouattara qui, ayant aperçu le détachement des gendarmes devant la résidence de l’ambassadeur allemand, a paniqué et prétendu que j’ai envoyé un escadron de la mort à ses trousses pour le liquider! Après avoir écouté ses menaces sans, broncher, je fais remarquer à monsieur Renaud Vignal qu’il sort de son rôle d’ambassadeur s’il se permet de menacer un ministre d’Etat dans l’exercice de ses fonctions dans son propre pays.
A 16 heures, Laurent Gbagbo me joint lui-même au téléphone depuis Rome pour m’informer qu’il est à l’aéroport et qu’il s’apprête à rentrer à Abidjan ! Je ne suis pas surpris de son attitude qui traduit un trait de caractère constant chez lui: en effet, Laurent Gbagbo n’aime guère se mettre tranquillement à l’abri à l’étranger, chaque fois, que surviennent des situations de crise aiguë dans le pays. Il a pour principe d’être toujours là, avec les siens, lorsque de graves événements éclatent en Côte d’Ivoire. Je cherche cependant mes mots pour expliquer au chef de l’Etat que son retour ne peut être possible maintenant: monsieur le Président, à l’heure qu’il est, nous maîtrisons certes la situation à peu près dans toute la ville d’Abidjan; mais vous connaissez l’environnement de notre aéroport! En quittant Rome à cette heure-ci, vous risquez certainement d’arriver à Abidjan vers 22h ! Personne ne pourra garantir votre sécurité. Je vous en prie laissez-moi 24h, le temps de faire le ratissage de toute la zone, afin de vous permettre d’atterrir en toute quiétude. S’il vous plaît monsieur le Président, retournez à l’hôtel et laissez-moi du temps jusqu’à demain. Les ministres Désiré Tagro et Bohoun Bouabré, qui ont bien suivi avec Bertin Kadet cette discussion avec le Président de la République, approuvent mon point de vue.
Le Président Laurent Gbagbo s’est laissé finalement convaincre, malgré lui, par mes propos et regagne donc son hôtel. Auparavant, il me recommande d’accepter de remettre monsieur Alassane Ouattara, selon ce qu’il a promis au Président Chirac, à l’ambassadeur de France afin d’éviter toute autre complication de la situation. J’acquiesce non sans rechigner à cette recommandation. Pour le reste, je donne aussitôt instruction au colonel Séka Yapo, commandant des forces aériennes, pour procéder au nettoyage de la zone de l’aéroport. Je lui demande en outre de s’adjoindre le concours des gendarmes-commandos de Koumassi afin de sécuriser la piste d’atterrissage jusqu’à l’arrivée du chef de l’Etat le lendemain. Pendant ce temps, l’hélicoptère transportant le Premier ministre se pose à proximité de la résidence du chef de l’Etat vers 16h 30. A peine descendu de l’appareil dépêché par mes soins pour le ramener sain et sauf à Abidjan, Pascal Affi N’Guessan rue dans les brancards contre moi: il désapprouve notamment le fait que j’aie fait des déclarations radiotélévisées sans attendre son arrivée et me reproche surtout d’avoir signé, en outrepassant mes attributions, le décret instaurant le couvre-feu ! Je me garde cependant de répondre aux propos ouvertement désobligeants du Chef du gouvernement.
Le mimstre Désiré Tagro, prenant ma défense, s’avise de réagir en ayant ce propos juste: mais monsieur le Premier ministre, Si le ministre d’Etat Lida n’avait pas fait ce qu’il a fait, croyez-vous que nous serions encore là? Parfois, il vaut mieux que périsse le droit plutôt que l’Etat! Les choses en sont restées là. Après le conseil de gouvernement restreint, on note, au bilan des affrontements sanglants de cette journée, plusieurs centaines de pertes en vies humaines dont deux victimes de taille: l’ancien chef de l’Etat, le Général Robert Guéï et le ministre d’Etat Emile Boga Doudou.
En présence de mes deux collègues Désiré Tagro et Bohoun Bouabré, j’ordonne de faire évacuer discrètement la dépouille du ministre d’Etat à la morgue de Treichville. Le soir venu, je fais porter à madame Boga la ceinture et l’alliance de son mari par les deux médecins, Dr Bidi et Dr Tabley. Une fois les collègues partis, je passe une nuit de veille, seul au bureau de la Première Dame, dans l’angoisse et la crainte de menaces imprévisibles. Le lendemain, vendredi 20 septembre à 9 heures, le commandant des forces aériennes me déclare que la mission de ratissage et de sécurisation de la zone aéroportuaire, commencée à 4 heures du matin, est terminée. Ses hommes tiennent les principaux points névralgiques de la piste d’atterrissage pour attendre l’arrivée du chef de l’Etat.
Satisfait, j’informe le Président de la République que tout est prêt pour son retour à Abidjan. Le jeune Blé Goudé qui a reçu l’information du retour imminent du Président, s’emploie d’ores et déjà à organiser ce qui sera la première grande mobilisation des jeunesses dites patriotiques dans cette crise pour l’accueil du Président Laurent Gbagbo. Pendant ce temps, le colonel Gléhi et le ministre Raymond Abouo N’Dori essayent de mettre en place à la résidence, un PC de crise dans la salle annexe du bureau de la Première Dame.
J’entame, quant à moi, une tournée de sensibilisation et de rappel des troupes dans les principales casernes de police, de gendarmerie et des forces militaires de la place d’Abidjan: je me rends ainsi successivement à Akouédo, à l’école de police, au camp Agban, au camp Galliéni etc. pour galvaniser nos hommes et les exhorter à se tenir prêts pour défendre la patrie. Partout, j’en appelle au courage et au sens patriotique de nos soldats en indiquant que cette agression n’est pas une simple tentative de coup d’Etat contre le régime Gbagbo. Il s’agit bien plus d’une guerre d’occupation et de recolonisation menée contre notre pays, la Côte d’Ivoire: partout dans les casernes, j’appelle à prendre conscience de l’enjeu historique de cette guerre imposée de l’extérieur par une coalition d’intérêts pour asservir le peuple en le dépouillant de sa souveraineté. Il s’agit pour les agresseurs de s’approprier les intérêts vitaux de la Côte d’Ivoire et de réorienter sa destinée, en lui imposant par la force, des choix politiques et stratégiques contraires aux aspirations légitimes de son peuple.
Au camp Galliéni, lorsque, ayant délivré mon message, je demande s’il y a des volontaires pour aller au front, un jeune officier supérieur se déclare prêt à conduire les troupes au combat: il s’agit du lieutenant-colonel Philippe Mangou ! Nous voilà donc déjà le vendredi 20 septembre, en fin d’après-midi. L’avion qui ramène le Président Laurent Gbagbo est annoncé pour 18 heures.
XXVI. Le retour du Président de la République: «Je suis venu pour reprendre ma place»
Au moment du retour du Président Gbagbo le 20 septembre 2002 au soir, l’aéroport, pris d’assaut par une marée humaine, à l’appel de Blé Goudé, est noir de monde. Malgré le dispositif sécuritaire déployé sur place selon mes instructions depuis la veille, je demeure tendu et angoissé. Laurent Gbagbo est accueilli dans une ferveur patriotique et populaire par une jeunesse mobilisée à la dimension de la gravité de l’événement. Il fait d’emblée, au salon d’honneur de l’aéroport, cette brève déclaration aux journalistes qui l’interrogent: J’étais en train de travailler pour la Côte d’Ivoire en Italie quand des traîtres ont profité de mon absence pour attaquer mon pays, pour attaquer la République. Je ne pouvais pas rester plus longtemps absent; j’ai dû écourter ma visite pour rentrer. Je suis donc venu pour reprendre ma place à la tête de l’Etat et à la tête des forces armées pour continuer le combat que les soldats ont commencé. Après ces propos, le chef de l’Etat regagne sa résidence sans aucun incident.
Dans la foulée, et sans attendre davantage, le Premier ministre Pascal Affi N’Guessan, le ministre d’Etat, ministre de l’Economie et des Finances Paul Antoine Bohoun Bouabré et moi, nous lui faisons un point exhaustif de la situation. Je lui fais savoir notamment que son armée s’est globalement bien comportée: surtout qu’il ne s’y trompe pas! Malgré ce qui est arrivé, l’armée ivoirienne n’est pas devenue, selon ma lecture, une armée putschiste. Elle s’est montrée dans l’ensemble loyale à la République et à sa personne. A preuve, hormis quelques officiers, aucune unité organique n’a basculé dans le camp ennemi! Il peut donc considérer, quoi qu’il advienne, que son armée régulière est fondamentalement restée républicaine.
Laurent Gbagbo est visiblement rassuré par ces propos. Le ministre de l’Economie et des Finances après avoir dressé, quant à lui, le tableau de la situation économique, demande au Président de la République de l’autoriser à effectuer une mission le lendemain aux Etats-Unis. Le Président Gbagbo donne son accord, séance tenante, à mon collègue de l’Economie et des Finances pour sa mission. Je propose donc que celui-ci mette à la disposition de la Défense avant son départ aux Etats-Unis, une allocation de dix milliards de francs en prévision des commandes d’armes dont l’état-major aura besoin. Le Président de la République recommande aussitôt au collègue de l’Economie et des Finances et au Premier ministre de faire droit à ma demande. En prenant congé du chef de l’Etat à sa résidence, ce soir du vendredi 20 septembre, je ne peux m’empêcher de penser que seul Dieu nous a permis d’éviter le pire : à mon grand soulagement, Laurent Gbagbo a repris sa place, en tant que Président de la République, aux commandes du pays. Après les longues heures d’angoisse et d’engagement soutenu des jours précédents, je retrouvais ainsi le repos d’une nuit relativement calme. J’étais loin d’imaginer que je serais bientôt indexé par la rumeur publique, comme traitre au régime de Laurent Gbagbo.
XXVII. Bouaké: comme dans un tourbillon!
Le Président de la République, qui est rentré d’Italie le vendredi 20 septembre, a donc repris en main la destinée du pays. Si la situation semble à nouveau sous contrôle à Abidjan, elle n’en est pas moins préoccupante sur le reste du territoire et, notamment, dans le centre à Bouaké. Les assaillants, après avoir perdu la bataille d’Abidjan se replient par vagues successives à Bouaké. Du coup, cette grande ville du Centre du pays devient un point de ralliement des forces rebelles, d’où pourraient partir de nouvelles attaques. Je réalise qu’il faut absolument agir pour empêcher les assaillants de s’incruster au coeur du pays. J’envisage donc, dès le dimanche 23 septembre, de lancer les forces loyalistes à l’assaut de cette ville, pour les en déloger le plus vite possible. Le Président de la République qui considère qu’une telle offensive sur Bouaké serait prématurée, hésite à me donner son accord.
Curieusement, l’ambassadeur Renaud Vignal vient conforter le Président Gbagbo dans cette position! Il me déconseille d’engager une offensive militaire sur Bouaké. Il prétend que nous ne pouvons escompter une victoire militaire; que les rebelles sont déjà très nombreux et mieux armés que nos hommes. Il enchaîne en disant:
- je vous suggère de prendre monsieur Seydou Diarra pour aller négocier;
- avec qui donc, monsieur l’ambassadeur? Nous sommes en face d’une armée de terroristes sans visage et vous voulez qu’on négocie? Je vous suggère plutôt de demander à votre gouvernement de mettre en oeuvre les accords de défense qui nous lient;
- alors vous devriez savoir, monsieur le ministre, que vous avez obligation de nous faire cette demande par écrit;
- eh bien, ce sera fait dès demain, monsieur l’ambassadeur!
Le lendemain, le ministre d’Etat, ministre des Affaires étrangères, Sangaré Aboudrahamane adresse, au nom de la Côte d’Ivoire, un courrier demandant à la partie française d’appliquer les accords de défense. Au lieu de faire suite à cette requête, l’ambassadeur de France s’inquiète ouvertement des préparatifs visant à mener une offensive sur Bouaké. Il demande que soit accordé un délai de 48 heures aux forces françaises pour procéder à l’évacuation des ressortissants français et autres européens de Bouaké. Le délai est accordé sur instruction du Président. L’ennui, c’est que les troupes du commandant Détho Létho du premier bataillon des commandos parachutistes sont déjà entrées, la veille, dans la ville, en prenant l’Ensoa et l’école adventiste.
L’ambassadeur de France se précipite chez le chef de l’Etat pour exiger le retrait des hommes du commandant Détho et solliciter un délai supplémentaire de 72 heures: ainsi procèdent-ils les 25, 26, 27 et 28 septembre à l’évacuation de 1200 personnes et de 194 élèves de Bouaké. A l’expiration de ce délai, l’ambassadeur réclame encore un autre temps pour l’évacuation des ressortissants européens et américains résidant à Korhogo. J’accède encore à cette nouvelle demande sur instruction du chef de l’Etat, en ayant le sentiment que les Français essaient, sans doute ainsi, de faire du dilatoire pour permettre aux rebelles de mettre ce temps à profit pour mieux s’organiser. Dans cette phase de la crise, le sentiment d’une duplicité de la position française est d’autant plus partagé que malgré la déclaration du Quai d’Orsay reconnaissant l’implication de pays voisins dans l’agression contre le régime ivoirien, la France hésite encore à répondre favorablement à la demande du gouvernement Gbagbo d’appliquer les accords de défense. Les organisations de la société civile ivoirienne irritées par cette duplicité de la diplomatie française, interpellent de plus en plus véhémentement au cours des manifestations de rues, les autorités parisiennes.
L’attitude agressive et les déclarations tonitruantes de l’ambassadeur Vignal en réaction aux interpellations des manifestants, ne contribuent guère à dissiper les soupçons à l’égard de la France. Pendant ce temps, la rébellion ne cache plus sa volonté clairement affichée de couper le pays en deux !
C’est dans ce contexte que, le jeudi 26 septembre, face aux appels de détresse de nos compatriotes de Bouaké, Katiola, Korhogo et Ferkéssédougou, je suis amené à faire la déclaration suivante: Par devoir, nous ne pouvons abandonner ces compatriotes à leur triste sort. Le peuple ivoirien dont le patriotisme a été forgé par les épreuves de l’histoire, n’acceptera jamais d’aliéner sa liberté et de se soumettre aux forces du mal. En conséquence, nous déclarons dès cet instant les régions de Bouaké et de Korhogo comme zones de guerre. Quiconque se trouvera, dans les heures qui viennent, dans ces zones, en dehors des forces amies, avec des armes ou en situation de belligérance, sera considéré comme ennemi de notre pays et de notre peuple. J’appelle donc tous ceux, militaires ou civils, enrôlés de force ou volontaires, qui habitent Bouaké ou Korhogo à déposer immédiatement les armes et à se mettre à la disposition des autorités militaires. Dans quelques heures, les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire seront appelées à faire leur devoir. Je demande aux Forces armées nationales de défendre notre patrie avec honneur, courage et dévouement. Vive la Côte d’Ivoire !
Ces paroles fortes ne manquent pas de susciter une polémique: certaines personnes considèrent, en effet, que j’aurais outrepassé les prérogatives de l’exécutif en prononçant, en lieu et place du Parlement, ce qui apparait comme une déclaration de guerre. Conformément à notre Constitution, seule l’Assemblée nationale est habilitée, en effet, à déclarer la guerre. Le président de l’Assemblée nationale m’invite donc à venir, le lendemain, répondre aux questions des députés. A l’interpellation d’un député qui s’inquiète de la lenteur du gouvernement à engager effectivement la bataille pour la libération de Bouaké, je réponds en disant: c’est la pression de certaines grandes puissances alliées et la lenteur des opérations d’évacuation des ressortissants européens et américains par la France, qui nous empêchent d’engager une offensive sur la ville de Bouaké.
L’ambassadeur de France qui s’estime choqué par ces propos, déclare qu’il me tient désormais pour responsable de la montée des sentiments anti-français dans le milieu des jeunes patriotes de Côte d’Ivoire. Il engage dès lors les autorités françaises à exercer de fortes pressions sur le Président de la République pour réclamer ma tête. Pendant ce temps, mes préoccupations sont ailleurs: le ministre de l’Economie et des Finances est parti aux Etats-Unis sans avoir fait, conformément aux instructions du chef de l’Etat, la dotation de 10 milliards requise par mes soins pour permettre au ministère de la Défense d’assurer les premières commandes d’armes! Que faire? Il me faut pourtant renforcer les capacités de nos forces avant d’envisager toute offensive sur Bouaké. La hiérarchie militaire affiche une certaine impatience à cet égard: intoxiqué, en effet, par des réseaux de renseignement étrangers arguant que la rébellion est déjà forte à Bouaké de 3000 combattants, nettement mieux équipés que nos hommes, l’état-major hésite à engager l’offensive annoncée! Le Chef d’état-major Mathias Doué me réclame des moyens aériens d’appui au sol avant d’entrer en action. Malheureusement, les trois appareils Alpha Jet mis à disposition, à notre demande, par le Nigeria, restent bloqués au sol par des mains invisibles et pour des raisons obscures.
On prétend que leur emploi sur le théâtre des opérations est conditionné soit par une autorisation préalable de la Cedeao, soit par une décision du Sénat nigérian, que le Président Obasanjo n’est pas près d’obtenir. Le Président Laurent Gbagbo se rend justement au Ghana, le dimanche 29 septembre, au premier sommet, dit Accra 1, consacré à la crise ivoirienne, pour arracher cette autorisation à ses pairs de la Cedeao. Le communiqué final de cette rencontre des chefs d’Etat condamne l’agression armée visant à renverser les autorités démocratiquement établies en Côte d’Ivoire, mais ne prend aucune initiative en termes d’engagement opérationnel pour soutenir la défense du régime ivoirien. Nous sommes dans l’impasse. Mon collègue, le ministre d’Etat Sangaré Aboudrahamane, ministre des Affaires étrangères est persuadé que nous n’avons pas le choix; il nous faut accepter de signer avec la rébellion, l’accord de cessez-le-feu, proposé par le ministre sénégalais Cheik Tidiane Gadio qui joue la médiation au nom du Président en exercice de la Cedeao. Je suis, pour ma part, persuadé qu’il faut donner au moins l’occasion à nos forces armées d’engager la bataille pour la libération de Bouaké, avant tout accord de cessez-le-feu.
C’est au moment où mon collègue des Affaires étrangères, recevant le groupe de contact dépêché par la Cedeao à Abidjan, tente de me rallier à son point de vue que les jeunes officiers du PC de Yamoussoukro me font savoir leur volonté d’engager l’offensive: ils affirment que la reprise de la ville de Bouaké est parfaitement envisageable sans moyen d’appui aérien. Compte tenu de l’insuffisance des réserves en armements dans nos poudrières, j’hésite à prendre le risque d’une telle opération. Le Président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly, m’apprend qu’il a mobilisé de son propre chef auprès de certains opérateurs économiques, un fonds de 4 milliards pour aider à l’équipement des forces armées. Il précise que ce fonds destiné au ministère de la Défense, est provisoirement logé à la trésorerie de la présidence. Hélas, Jacques Anouma, le Directeur des services financiers de la Présidence, que j’interpelle à ce propos, m’indique que le pasteur Moïse Koré qui s’est subitement mué, comme beaucoup d’autres, en démarcheur des marchands d’armes, a déjà fait une ponction de 2,6 milliards sur ce fonds: à l’insu du ministre de la Défense et de l’état-major, il a fait exécuter le paiement partiel d’une commande pour des hélicoptères de combat! Ma colère est à son comble. Je demande donc au Président de la République d’intervenir pour mettre un terme à tous ces dysfonctionnements, en rappelant tout le monde à l’ordre. Faisant suite à ma requête, le Chef de l’Etat, assisté du Président de l’Assemblée nationale, convoque aussitôt une réunion d’urgence et demande à tous de laisser le ministre de la Défense et l’état-major faire leur travail.
C’est, finalement, l’association des planteurs de café-cacao de Côte d’Ivoire qui vole au secours du gouvernement avec une contribution de 10 milliards de francs. Cette contribution me permet enfin de passer d’urgence quelques commandes d’armes et de munitions avant d’ouvrir les hostilités à Bouaké. Je procède donc à l’évaluation des premiers besoins exprimés par l’état-major et à la signature des commandes. En outre, je demande et obtiens du chef de l’Etat l’autorisation de faire partir ma famille en Europe, le samedi 5 octobre, afin d’avoir les coudées franches pour me consacrer à ma mission.
Le dimanche 6 octobre, je rejoins les officiers du PC de Yamoussoukro que dirige le lieutenant-colonel Philippe Mangou. A l’issue d’une séance de travail avec eux, en présence du Général Bombet, commandant des forces terrestres, un plan d’opération est mis au point. Avec mon accord, l’offensive est ordonnée le lundi 7 octobre, au petit matin: elle est menée sur trois fronts par les commandos parachutistes du chef de bataillon Détho, les fusiliers marins commandos du commandant Konan et par la cavalerie du capitaine Gnakpa appuyée par les gendarmes de l’escadron blindé du capitaine Abéhi. La résistance des rebelles est de courte durée: au bout de quatre heures de combat et de ratissage dans les quartiers, ils perdent leurs positions et Bouaké passent ainsi sous le contrôle des forces loyalistes.
Peu après 16h 30, le capitaine Abéhi me fait savoir qu’il se trouve au centre ville où il offre un rafraîchissement à ses hommes, à la gare routière. Après cela, ils doivent se redéployer dans la ville pour occuper et tenir les principaux points névralgiques, jusqu’à l’arrivée de renforts le lendemain. Lorsque radio Côte d’Ivoire m’interroge vers 17 heures, je ne peux que rendre compte de la prise de Bouaké par les forces loyalistes. Surtout que dans la ferveur de l’évènement, le colonel Julien Kouamé commandant de la garde républicaine de Yamoussoukro, a déjà donné la nouvelle, l’après-midi même, au meeting des jeunes patriotes. Je précise toutefois qu’il reste quelques poches de résistance à nettoyer et qu’il faut attendre encore jusqu’au lendemain pour s’assurer totalement le contrôle de la situation, avec les renforts attendus d’Abidjan. Cette annonce suscite une explosion de joie légitime et des scènes de liesse populaire, aussi bien à Abidjan qu’à Bouaké même et dans les autres localités du pays. Hélas !
L’ambiance de liesse populaire est de courte durée et pour cause: des tireurs blancs, probablement des mercenaires embusqués dans les bâtiments, ouvrent le feu sur nos hommes blessant quatre commandos et en tuant un. L’unité du capitaine Gnakpa qui doit alors tenir le corridor nord et empêcher que les rebelles ne reviennent par la route de Katiola, décroche de sa position et, sous le prétexte d’avoir essuyé des tirs de roquettes, se replie vers le sud. Lorsque le lieutenant colonel Mangou hausse le ton et demande au capitaine de tenir coûte que coûte sa position: celui-ci coupe la communication-radio! Une heure et demie plus tard, le capitaine Gnakpa et ses hommes sont localisés à, Tiébissou. Ils se sont repliés en abandonnant les autres unités sur leurs positions à Bouaké.
Nous décidons, par conséquent, le Général. Bombet, le lieutenant-colonel Mangou et moi-même de faire replier les autres unités hors de la ville en attendant que nous procédions le lendemain, au remplacement du capitaine défaillant par un autre officier. Hélas! Sur un autre front, la veille à Séguéla, nos forces ont essuyé une attaque rebelle appuyée, semble-t-il, par les chasseurs Dozo et les populations locales. Chassées de leurs positions, les forces loyalistes auraient malencontreusement abandonné un véhicule tactique avec le matériel de transmission à bord, affichant nos fréquences ! Les rebelles de Séguéla qui ont récupéré ce véhicule de transmissions, ont pu suivre nos communications et informer ceux de Korhogo du retrait de nos troupes à Bouaké. Ainsi, les troupes rebelles sont revenues la nuit même pour reprendre le contrôle de la ville. L’offensive des forces loyalistes à Bouaké s’est donc soldée, malgré notre totale détermination, par un retournement de situation en l’espace d’une nuit. Les chefs de la rébellion, une fois la ville reconquise, se sont livrés à des actes de violence aveugle et d’exécutions sommaires. Ils ont ainsi sévèrement châtié les populations civiles qui s’étaient réjouies de leur courte débâcle.
Il est vrai que pour des rebelles, la guerre n’obéit jamais, en aucune façon, à un code éthique. La guerre est toujours, dans la vision de toute rébellion, une guerre totale, c’est-à-dire, une guerre sale dans laquelle la capacité de violence de l’homme atteint souvent le seuil de l’absolu. A Bouaké, à Man comme à Korhogo, les rebelles de Guillaume Kigbafori Soro ne sont pas sortis de cette logique…
Extraits de : Témoignage sur la crise ivoirienne,
De la lutte pour la démocratie à l’épreuve de la rébellion,
Pp207-236,
Signé Moise Lida Kouassi, ancien ministre d'Etat, ministre de la Défense du Président Gbagbo.