Violeur masqué : le jour d'après

Il est un mot qui, sous la plume plus ou moins avisée de certains commentateurs de l'actualité ivoirienne, revient de manière récurrente :

Il est un mot qui, sous la plume plus ou moins avisée de certains commentateurs de l'actualité ivoirienne, revient de manière récurrente :

le mot revanche. Les zélateurs du pouvoir en place ont fini par réussir à noyer dans le flot de leur rhétorique moralisatrice, sur fond d'appels incantatoires au “pardon”, toute exigence de justice et toute revendication légitime de restauration de ce qui fut renversé et détruit par la force et la violence, en les réduisant à de répréhensibles pulsions revanchardes, caractéristiques des “mauvais perdants”. Certains opposants eux-mêmes en sont venus à intérioriser cette bonne parole, cédant aux sirènes de l'auto-flagellation critique, tout en caressant le rêve – alimenté par la propagande – d'une “normalisation” rapide de la vie politique au sein d'une société ivoirienne qui, à tout prendre, n'aurait été que momentanément et superficiellement perturbée.

Or ce n'est que le placage artificiel, sur l'histoire récente de la crise ivoirienne, de la grille de lecture d'une symétrie banalisatrice – s'accordant avec les critères universellement admis du jeu politique –, qui a dès l'origine permis de ramener cette histoire à celle de l'affrontement de deux camps en tous points comparables : celui des pro-Gbagbo et celui des pro-Ouattara (1). En somme, à quelques débordements près, – et nonobstant la nécessaire mise au pas d'un président en pleine dérive dictatoriale –, les règles du jeu en question auraient été globalement respectées, permettant à terme, sous l'œil vigilant d'une ONUCI impartiale, préoccupée uniquement de droit et de justice – et une fois désarmée la déplorable obstination des gars d'en face –, l'avènement au pouvoir du “vrai” vainqueur des élections, tout auréolé de cette légitimité qu'avaient tenté de lui dénier les “mauvais perdants” évoqués plus haut.

Ainsi, à les en croire, la défaite militaire de l'armée régulière ivoirienne au terme de ce qui nous apparaît comme une guerre sans merci ferait figure de péripétie marginale dans le déroulement d'un processus post-électoral aux soubresauts imputables à la seule mauvaise foi du perdant “officiel”, SEM Laurent Gbagbo. Toujours en vertu de ce même postulat dogmatique de symétrie politiquement correcte, les sanglants combats et les massacres épouvantables dont la Côte d'Ivoire a été le théâtre équivaudraient en dernière analyse aux symptômes spectaculaires d'une guérison : celle à laquelle il serait possible d'assimiler le douloureux mais indispensable réajustement de la vie politique du pays aux normes de la démocratie élective, un instant menacée. En bref : il n'y aurait jamais eu qu'une victoire, celle des urnes; Ouattara ne serait pas le vainqueur d'une guerre; il ne serait que celui des élections.

La prise en compte des données de ce révisionnisme historique – occultant l'arrière-plan foncièrement guerrier de la crise –, amène à s'interroger, – comme pour le mot “revanche”, destiné, nous l'avons vu, à stigmatiser les opposants et délégitimer a priori toute forme de résistance –, sur l'expression “justice des vainqueurs”, utilisée par les opposants eux-mêmes pour stigmatiser – là encore, symétriquement ! – la dureté – pardon, la sévérité – de l’actuel “président” envers les “vaincus”. Dans le contexte de normalité politique factice imposé façon prêt-à-porter à la Côte-d'Ivoire au lendemain de la capture du Président Gbagbo, interpeller l'usurpateur en des termes apparemment empruntés au vocabulaire de la guerre, tout en s'adressant à lui comme s'il exerçait légalement une fonction présidentielle à laquelle il n'a jamais eu droit qu'en rêve, n'est-ce pas cultiver l'ambiguïté, une ambiguïté objectivement propice au nouveau régime ?

Car sous les dehors sainement contestataires d'une critique acerbe, l'emploi d'une telle formule par les représentants des victimes de la guerre, la vraie – une guerre ignoble et impitoyable –, dans le cadre, même polémique, d'un appel au dialogue, ne traduit-elle pas une forme d'acquiescement à la loi du fait accompli – “relooké” en triomphe de la vérité électorale –; une forme d'acceptation de la “requalification” des événements récents en regrettables incidents post-électoraux ? Dans la “nouvelle Côte d'Ivoire”, comment pourrais-je en effet parler de “justice des vainqueurs” sans reconnaître implicitement mon statut légal – estampillé Ouattara…– de “vaincu” – des urnes ! – jouissant désormais, grâce au triomphe de l'État de droit, du privilège de pouvoir en appeler à la magnanimité du “vainqueur” – des élections ! –, pour qu'il amnistie les détenus de l'ancien régime, coupables, eux, de s'être militairement opposés à la reconnaissance de sa victoire – électorale – incontestable ? Si Ouattara avait voulu dicter à ses ennemis les termes de leur reddition, sans doute n'aurait-il pas pu choisir un slogan plus adapté, permettant d'exhiber le poisson de la guerre pour le noyer aussitôt dans la baignoire de sa “démocrature”.

Mais derrière le paravent trompeur d'apparences “customisées” à l'aune des principes du grand Tartuffe onusien, la réalité, nous la connaissons. Depuis 2002, l'État de Côte-d'Ivoire et son Président se sont trouvés aux prises avec les agents d'une agression fomentée par un autre État souverain, la France. Et ce sont bien les autorités françaises qui, lors de la bataille d'Abidjan, ont décidé de confier à leurs troupes l'exécution de la dernière phase de cette agression, les supplétifs dozos, frci, mercenaires et autres délinquants s'en révélant incapables. Dans une guerre entre États, quelles qu'en aient été les prémices, la victoire de l'un et la défaite de l'autre déterminent de facto la définition du cadre juridique dans lequel vont s'inscrire leurs relations futures. Pour le vaincu, toute velléité d'opposition ne pourra se traduire – comme ce fut le cas dans les pays européens sous domination nazie pendant la seconde guerre mondiale –, que sur le terrain d'une clandestinité résistante. On aurait pu attendre d'une France honnête – en dépit de sa méchanceté – qu'elle dicte à une Côte d'Ivoire militairement défaite ses conditions d'un retour pur et simple à l'ordre colonial. C'était oublier qu'à l'ère des droits de l'homme, du tout humanitaire, et de la “lutte héroïque” des bienfaiteurs occidentaux pour l'instauration du règne planétaire de la “démocratie” – comme hier en Libye, aujourd’hui en Syrie et au Mali-, le violeur avance toujours masqué...

On comprend dès lors l'acharnement de la France à garder à tout prix intact son alibi de toujours : des élections “démocratiques”, où gagnants et perdants finissent par prendre leurs responsabilités respectives, qui dans la majorité, qui dans l'opposition; ne faut-il pas que la vie – entendez celle des Bouygues, Areva, Bolloré, Armajaro…– continue ? A ces Français-là, peu importe qu'en Côte d'Ivoire, les élections présidentielles aient été précédées de dix ans d'une guerre larvée dont eux-mêmes n'ont cessé de tirer les ficelles. Peu leur importe le défi au bon sens et à la raison que représentait à elle seule la candidature du chef d’une sécession nordiste jamais désarmée au scrutin présidentiel. Peu leur importe qu'un secret de Polichinelle comme celui de sa position de chef burkinabé d'une rébellion encadrée, soutenue et financée par eux, camoufle si mal son rôle de “cheval de Troie” de la prise de contrôle de l'ensemble du territoire ivoirien par cette même rébellion. Peu leur importe qu'à la crise électorale – née du refus par le vrai perdant d'accepter le verdict pourtant irrécusable du Conseil constitutionnel – soient venus se superposer les affres d'une guerre que l'on ne peut que mensongèrement qualifier de “civile”, tant la situation qui l'a précédée était singulière, en raison de la partition effective du territoire ivoirien en zone rebelle et zone gouvernementale. Peu leur importe hier : le postulat de leur symétrie “rédemptrice” est parvenu à niveler tous les obstacles.

L'essentiel aujourd'hui pour l'État français n'est-il pas de pouvoir continuer à imposer aux Ivoiriens, par l'entremise de sa créature locale intronisée manu militari, les règles arbitraires de son jeu sordide; de veiller à ce que chacun des brins de la nasse dans laquelle sont aujourd'hui piégés les Ivoiriens – tous les Ivoiriens – soit bien tressé à Paris; de persuader ces mêmes Ivoiriens d'ignorer – ou d'oublier – que leur pays est bel et bien occupé ? Alors, aux frères et sœurs du soi-disant “camp adverse”, il est urgent de démontrer qu'ils ont été victimes de la même imposture : celle consistant à leur décrire la scène politique ivoirienne comme un terrain de foot où se seraient affrontés – symétrie vertueuse oblige – deux équipes de force égale et aux chances comparables, sans leur montrer les mitrailleuses lourdes dissimulées dans les vestiaires de l'équipe désignée par la mafia internationale. Il n'y a jamais eu deux équipes : seulement la France – celle des pillards arrogants – contre la Côte d'Ivoire. Et comme toujours dans l'histoire africaine, il s'est trouvé quelqu'un de suffisamment vénal et corrompu pour servir les intérêts du vainqueur obligé, et livrer un pays qui n'était pas le sien à l'appétit de ses maîtres voraces.

A ceux qui savent – parce que l'histoire est venue graver dans leur chair en lettres de sang, de larmes et de feu sa terrible leçon –, mais que pourraient tenter les appâts d'une illusoire discussion avec les dirigeants en place, rappelons que ces derniers disposent a peu près de la même marge de pouvoir qu'un chien tenu en laisse : pouvoir de nuire, à l'occasion; pouvoir de décider, jamais. Qu'aurait gagné de Gaulle à négocier avec Pétain et Laval, tant que la France restait aux mains des maîtres du Reich hitlérien ?... Face au Pétain de la France en Côte d'Ivoire, une seule attitude doit prévaloir, celle de la résistance – active ou passive –; celle de la délégitimation méthodique, ou plutôt – car est-il besoin de délégitimer ce qui n'est que le symbole visible d'une occupation cachée ? – de la contestation radicale de toute prétention de ces pantins de palais à quelque légitimité que ce soit.

Mais face au “Reich” hexagonal pour le compte duquel Dramane exerce provisoirement les fonctions de “Gauleiter”, la priorité est ailleurs : l'urgence est d'arracher son masque au violeur – un masque au demeurant plein de trous : pouvait-on en effet imaginer un seul instant que le chef Wattra consente à perdre une élection qui n'était plus, à ce stade, que l'ultime stratagème d'une stratégie de conquête élaborée depuis au moins dix ans ? Pouvait-on imaginer la France acceptant, avec cette défaite, de s'avouer battue en terre africaine ? –; l'urgence est de contraindre la France à avouer la forfaiture des ses dirigeants, à reconnaître l'entière responsabilité de ces derniers dans les atrocités d'une guerre non seulement inouïe – parce que non déclarée, comme le dénonce SEM Laurent Gbagbo –, mais cruelle et gratuite. L'urgence est de hâter par tous les moyens la venue du jour où, avec ceux qui la gouvernent, la France toute entière comprendra enfin que de cette “crise” – inventée par le génie de sa malfaisance, et bientôt pénalement requalifiée en guerre scélérate – elle n'a plus rien à tirer, si ce n'est la facture colossale des destructions commises en son nom; qu'elle ne fait plus partie de l'horizon politique de Côte d'Ivoire, et qu'elle doit se préparer à quitter l'ensemble de la scène politique ouest-africaine, où – à vues humaines – des siècles ne suffiraient pas à effacer la trace de ses méfaits de dominatrice impénitente.

A la veille du second tour des élections présidentielles françaises – exposées, elles aussi, à des manipulations qui, pour être plus subtiles, n'en sont pas moins malhonnêtes –, et quelle que soit l'issue du scrutin, la “détermination” évoquée par l'hymne d'Éburnie –“patriote Ivoirien”– est plus que jamais à l'ordre du jour. Dans cette perspective, quoi de mieux fondé que le choix du FPI, réaffirmé dans le communiqué final de sa dernière convention, réunie du 26 au 29 avril dernier à Abidjan, de continuer à tout miser sur le Président Gbagbo et sur sa libération ? En dénonçant "le honteux, ignoble et violent coup d’État perpétré par l’armée française en Côte d’Ivoire pour arracher le pouvoir que le peuple a confié le 28 Novembre 2008 au Président Laurent Gbagbo", et en exigeant cette libération non comme une mesure de clémence, mais comme un acte de simple justice – destiné à réparer le préalable d'une injustice intolérable –, la direction du FPI montre bien qu'elle n'est pas prête à transiger sur la l'appréciation de la nature de la “crise” ivoirienne.

Car ne l'oublions pas : en tant que vainqueur solennellement reconnu de l'élection présidentielle de novembre 2010 – et là s'arrête le volet strictement politique de ce qui alors n'était pas encore une “crise” –, délictueusement dépouillé d'une victoire qui n'était d'ailleurs pas la sienne, mais celle de l'État ivoirien et de ses institutions; puis pris en otage avec son peuple par la “communauté internationale” – au travers d'un blocus militaire, économico-financier et médical –, et enfin victime d'une agression armée destinée à abattre, en sa personne, les fondements démocratiques de la nation ivoirienne, le Président Laurent Gbagbo demeure à l'heure actuel le seul garant possible d'une restauration de l'ordre et de la légitimité en Côte d'Ivoire, restauration en deçà de laquelle toute solution transitoire – notamment sur la base d'un simulacre de dialogue et de négociations – aurait l'efficacité d'un cataplasme sur une jambe de bois.

L'histoire officielle de la Côte d'Ivoire s'est arrêtée le 11 avril 2011. Elle ne reprendra son cours qu'une fois évacués tous les immondices accumulés depuis lors par les ennemis du peuple ivoirien : et cela sur la base du rétablissement de ce qui, avant ce jour, n'avait pas pu être aboli par les envahisseurs; de la reconstruction de tout ce qu'avant le déferlement de leur horde franco-sauvage, ils n'avaient pas encore pu détruire. Mais une chose est sûre : ce “jour d'après” est plus proche que beaucoup ne se l'imaginent, surtout sous les lambris dorés des “frères” en oppression; ce jour d'authentique “revanche”, non d'un camp imaginaire sur l'autre, mais de la lumière sur les ténèbres; ce jour ou bonté, justice, paix et vérité (2) s'uniront pour la Vie, jusqu'aux confins d'une Côte d'Ivoire enfin réconciliée.

Que D.ieu bénisse la Côte d'Ivoire !

Eliahou Abel
Jérusalem, le 2 mai 2012

(1).Ce mythe de la symétrie n'aurait eu que peu d'avenir s'il n'avait été soigneusement embelli et relayé, en temps réel et a posteriori, par les grands medias inféodés aux puissances que l'on sait.
(2) Psaume 85, v.11.