Tribune: La Côte d'Ivoire paiera un jour le prix de sa croissance à crédit, par Dr Séraphin Prao

Par Correspondance particulière - La Côte d'Ivoire paiera un jour le prix de sa croissance à crédit, par Dr Séraphin Prao.

LA CÔTE D’IVOIRE PAIERA UN JOUR LE PRIX DE SA CROISSANCE À CRÉDIT

Depuis qu’il est aux affaires, les actions du président Ouattara sont très controversées.
Sur le plan politique, les opposants ne sont pas écoutés et la réconciliation piétine. Les projets de loi sur le statut des partis politiques et leur financement, n'ont pas encore franchi l'étape du Conseil des ministres, préalable à leur passage devant les députés.
Sur le plan sécuritaire, à l'intérieur du pays, on enregistre régulièrement des frictions intercommunautaires, des heurts entre les Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI) et les populations, sans oublier la présence de mercenaires, de miliciens et de chasseurs dozos lourdement armés qui sévissent dans l'Ouest et sur les routes de la Côte d’Ivoire.
Sur le plan du bien-être, les ivoiriens se plaignent de la cherté de la vie, de la faiblesse de leur pouvoir d'achat, de l'augmentation de la corruption. Ils ne voient pas également le million d’emplois du candidat, Ouattara.
Sur le plan de la communication, les médias publics sont aux ordres, la presse écrite est sensationnaliste à la solde des partis ou d'intérêts financiers... C’est sur le plan économique que le président Ouattara est souvent félicité en raison de « sa croissance appauvrissante ». Et c’est justement cette vraie fausse prouesse que cette présente contribution se propose d’examiner. Elle arrive à une conclusion claire : cette croissance appauvrissante est stérile et dangereuse pour l’avenir de la Côte d’Ivoire.

1. De l’endettement excessif du pays au PPTE
Depuis la proclamation de la république de Côte d’Ivoire, en 1958, le pays n’a pas compté sur ses propres forces pour amorcer un véritable développement. Samir Amin, l’économiste franco-égyptien avait de façon magistrale démontré le caractère extraverti de la croissance en Côte d’Ivoire. A travers une étude exhaustive de l’évolution économique et sociale de la Côte d’Ivoire depuis 1950, qui souligne le rythme élevé de la croissance économique (de 1950 à 1960, le taux de croissance du produit intérieur brut a été de 7% à 8% par an ; à partir de 1961 il est passé à environ 11%), l’auteur en montre l’aspect factice, les limites, et, enfin, se faisant accusateur, dénonce une société incapable de remplir les tâches urgentes d’un développement réel, source d’un démarrage économique ultérieur. Samir Amin avait raison car dans les années 1970 et 1980, le boom du prix des matières premières avait incité les pays comme la Côte d’Ivoire, à s’endetter fortement pour financer leur développement. Le retournement de tendance du cours des matières premières, qui a suivi le choc pétrolier et la récession générale de la fin des années 70 et du début des années 80, ont entraîné une crise de la dette.
L’endettement a continué à augmenter jusqu’au début des années 1990 sans que le taux de croissance du pays ne permette d’éviter une grave crise du service de la dette. La dette extérieure de la Côte d’Ivoire est passée de 3232 milliards de FCFA en 1990 (110% du PIB) à 7789 milliards en 1994 (183% du PIB) puis à 8986 milliards en 1997 (150% du PIB). Elle est de 6257 milliards en 2008. Mais les efforts de réduction de la dette ne date pas de l’ère Ouattara mais bien loin. Le processus PPTE pour la Côte d’Ivoire, pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, commence en 1998 lorsque bénéficiant d’un programme économique triennal (1998- 2000) avec le Fonds Monétaire International, le Gouvernement du Président Henri Konan BEDIE, introduit auprès des institutions de Bretton Woods, le dossier de candidature de la Côte d’Ivoire à l’éligibilité à l’Initiative de l’allègement de la Dette des Pays Pauvres Très Endettés (IPPTE). La Côte d’Ivoire est donc déclarée pays PTTE en 1998. La gestion catastrophique du régime Bédié et le coup d’Etat de 1999 sont venus stopper net le processus. C’est avec le gouvernement de Laurent Gbagbo que les institutions de Bretton Woods vont accorder à la Côte d’Ivoire en 2002, un programme intérimaire sans appui financier. Ce programme permet néanmoins à la Côte d’Ivoire d’engager des négociations avec les pays créanciers membres du Club de Paris pour la restructuration de sa dette bilatérale. C’est ainsi qu’un accord de restructuration de dette est conclu le 10 avril 2002 avec le Club de Paris selon les termes de Lyon (annulation des deux tiers du stock des échéances consolidées). Le point de décision de l’Initiative PPTE n’est pas atteint comme prévu en fin septembre 2002, en raison du déclenchement de la rébellion armée. Une fois encore, le processus va marquer un arrêt. Il a fallu attendre la signature de l’Accord Politique de Ouagadougou en mars 2007, pour que la Côte d’Ivoire parvienne à exécuter deux programmes d’Aide d’Urgence Post Conflit (AUPC), conclus respectivement en août 2007 et avril 2008 avec le Fonds Monétaire International (FMI). C’est à la suite des efforts du régime Gbagbo que la Côte d’Ivoire obtiendra le point de décision de l’Initiative PPTE le 31 mars 2009. Les perspectives étaient bonnes pour le pays, l’atteinte du point d’achèvement quasiment assurée. Après la crise post-électorale et l’installation du président Ouattara au pouvoir, ses amis financiers ont jugé bon de le soutenir en lui accordant, malgré les piètres résultats, le 25 juin 2012, l’atteinte du point d’achèvement de l’initiative PPTE. Depuis lors, c’est une pluie d’annulation de dette qui tombe sur la Côte d’Ivoire.
En effet, les 24 et 25 juin 2012, le FMI et la Banque mondiale ont approuvé l’atteinte du point d’achèvement de l’initiative PPTE (Pays pauvres très endettés) par la Côte d’Ivoire. Ainsi, dans la même lancée, ses créanciers, en l’occurrence ceux du club de Paris, ont annulé sa dette de plus de 99%, soit la somme de 3 248,3 milliards de FCFA. La France, à elle seule, a soulagé le pays de 1 324 milliards de FCFA dans le cadre du contrat de désendettement-développement (CDD). Les États-Unis également ont signé, le 1er février 2013, un accord d’annulation de la dette ivoirienne : 214 millions de dollars, soit 98,3% des sommes dues à Washington, tandis que, le 08 février 2013, la Grande-Bretagne a emboîté le pas aux Etats-Unis d’Amérique, qui ont consenti à effacer une ardoise de plus de 100 milliards de FCFA au profit de la Côte d’Ivoire, et ainsi, 32 millions de livres sterling (soit 25 milliards de FCFA) ont été annulées par le pays de David Cameron. Dans le cadre de l’accord bilatéral avec le club de Paris, la Grande-Bretagne a déjà annulé, en 2012, avec le ministre de l’Economie et des Finances d’alors, Charles Koffi Diby, 39 milliards de FCFA de dette ; ce qui porte à 64 milliards de FCFA l’ensemble des efforts consentis par la Grande-Bretagne.
2. D’une économie dopée par la dette à une croissance à crédit.
Avec ses annulations, la dette ivoirienne a été réduite à 18% du PIB. Le président Ouattara en profite pour endetter à nouveau le pays. Les dépenses publiques vont exploser encouragées par le recours à l’endettement. D’ailleurs, le déficit budgétaire global atteint en 2012 2.8% du PIB contre -2.5% en 2011, en raison du maintien de la baisse de la fiscalité pétrolière et de la hausse des dépenses courantes.
Répondant à une question sur son affection pour la dette, le président Ouattara affirme :
« Nous avons moins de dettes que la France, l’Allemagne ou d’autres pays. Avec l’annulation de notre dette par le PPTE, nous allons tomber à près de 15%. Je pense que c’est un niveau raisonnable. Après cela, je n’irai plus emprunter auprès des institutions publiques. J’irai sur les marchés financiers. Si par exemple, j’ai besoin d’un milliard d’euros pour investir dans le chemin de fer, parce que j’ai une bonne signature et un déficit quasiment nul, le taux d’inflation est bas et le pays est bien géré, j’irais emprunter sur les marchés internationaux. Ce ne sera plus nécessaire d’aller au Fonds monétaire international ou à la Banque mondiale. C’est ce que j’avais comme ambition en 1990 quand j’étais Premier ministre. Je suis content qu’avant la fin de mon mandat, nous puissions le faire. Ce sont des prêts qui seront affectés à des projets qui financeront le remboursement. Ce ne sera plus un endettement qui va peser sur les Ivoiriens ou nos enfants, comme ce que nous avons vécu ».
Dans les faits, le président Ouattara montre que la seule chose qu’il sait faire c’est d’emprunter. Auprès de la BOAD, la Côte d’Ivoire obtient un prêt de 200 milliards FCFA sur 2011 et 2012.
En mars 2013, la Côte d’Ivoire signe un accord de prêt de 10 milliards de FCFA, entre le Koweït et la Côte d’Ivoire pour le bitumage de l’axe Doropo-Bouna.
En mai 2013, la République populaire de Chine a accordé, deux prêts d’une valeur globale de 150 millions de yuans (environ 24 millions de dollars) soit douze milliards de FCFA à la Côte d’Ivoire pour l’aménagement hydroélectrique de Soubré. Les travaux de construction du barrage de Soubré ont été lancés en février 2013 par le président ivoirien Alassane Ouattara. Le financement global de ce projet est estimé à 331 milliards de FCFA dont 281 milliards CFA pour la construction du barrage et des cités, et 50 milliards CFA pour les mesures environnementales et sociales. L'ouvrage est réalisé par l'entreprise chinoise Sinohydro et financé à travers un prêt de la banque chinoise Eximbank qui contribue à hauteur de 239 milliards et la Côte d'Ivoire pour 92 milliards de FCFA.
En août 2013, les institutions financières internationales que sont la Banque africaine de développement (BAD), la Société financière internationale (SFI) le groupe d’Agence française de développement (AFD), le Proparco et la Côte d’Ivoire ont signé un accord de prêt de 166 milliards FCFA pour la phase B du projet CIPREL 4.

C’est ainsi que le président Ouattara construit en Côte d’Ivoire la croissance à crédit. Ceux qui se réjouissent de cette croissance ne sont rien d’autres que les bailleurs de fonds, les véritables gagnants. D’ailleurs, de passage à Abidjan du 6 au 9 janvier 2013, la directrice du FMI, Christine Lagarde, a loué les prouesses du pays des Eléphants. «Quand on regarde les -5% de 2011 et les 8,5% au moins pour l’année 2012, on constate que les résultats sont au rendez-vous», affirma-t-elle après sa rencontre avec le président Ouattara.
Une analyse sérieuse aboutit à un diagnostic diffèrent. Une croissance dopée par la dette est une croissance à crédit. Elle est stérile et hypothèque l’avenir des futures générations.
3. D’une croissance stérile à un avenir hypothéqué
Une des principales vertus attribuées à la dette publique est qu’elle est un excellent moyen pour générer la croissance. Mais elle est parfois sujette à des controverses vu que la ligne de démarcation entre endettement, l’utilisation qu’on en fait et la capacité de remboursement n’est pas toujours évidente. Le raisonnement est le suivant. Si les emprunts ont été investis dans des projets ayant un potentiel de croissance certain, il n’y a pas lieu de s’alarmer même si l’indice de l’endettement par tête d’habitant augmente considérablement. La croissance est considérée comme la parfaite illustration de la vitalité du pays pour ce qui est de sa capacité à honorer ses obligations de remboursement à l’égard de ses emprunteurs.
Concernant la Côte d’Ivoire, les ivoiriens doivent s’interdire tout excès d’enthousiasme. La Côte d’Ivoire va mal car le taux de croissance en 2012 de 8,6% est trompeur. Une croissance dopée par la dette n’est pas fertile, elle est stérile. Les sources de cette croissance étant fragiles, elle ne pourra pas conduire le pays au développement. La stérilité réside dans le fait que cette croissance n’est pas féconde, elle ne peut pas se reproduire. Elle n’aboutit à rien.
Le recours excessif à l’endettement rime avec la corruption, les surfacturations, la prolifération des marchés de gré à gré et la prodigalité au sommet de l’Etat. Cette façon de conduire l’économie ivoirienne est suicidaire pour le pays. Le recours exclusif à la dette extérieure pour tout financer est dangereux pour la souveraineté du pays et pour les générations futures. Se réjouir d’une telle croissance revient à confondre bénéfice et recette. Pour estimer le bénéfice d’une croissance à crédit, il faudra évaluer ce qu’elle coûte. Pour faire court, retenons trois coûts.
Premièrement, la dette a une dimension impérialiste. Depuis les années soixante, la France confisque l’indépendance de ses anciennes colonies africaines en y maintenant un système d’exploitation clientéliste et néocolonial. Avant l’atteinte du point d’achèvement, la France a joué un rôle prépondérant en Côte d’Ivoire. Les réformes demandées allaient dans le sens d’une réappropriation de l’économie ivoirienne par les entreprises françaises. La France continue de jouer un rôle qui va au-delà de son poids financier dans les institutions financières internationales. A travers ses conditionnalités, le FMI prend le contrôle des économies africaines au profit des pays industrialisés et leurs multinationales. Les conditionnalités, ne sont ni plus ni moins, la prise en main de la politique économique d’un pays par les pseudos experts du FMI, remettant ainsi en cause l’indépendance et la souveraineté de ce pays. Le phénomène de la dette a accompagné le mouvement des différents impérialismes vers les conquêtes de nouveaux marchés pour y écouler leurs produits et y piller les ressources en matières premières des pays emprunteurs. Le développement de la dette a trouvé essentiellement son origine dans la caractéristique principale de l’impérialisme, à savoir la domination du capital financier, la prépondérance de l’exportation des capitaux sur celle des produits et surtout le caractère autonome des circuits financiers par rapport aux circuits de la production des marchandises.
Deuxièmement, la dette rétrécit les marges de manœuvre de l’Etat. Parallèlement à l’augmentation de la dette publique, les charges augmentent et une plus grande charge du service de la dette implique plus d'impôts et moins de dépenses publiques productives. Par ailleurs, quand une proportion considérable de la dette se trouve dans des mains étrangères, il y a moins de ressources disponibles pour l'investissement et la consommation internes. Et ce qui est encore plus négatif, les taux d'imposition plus élevés nécessaires pour faire face à un service de la dette plus élevé provoquent des distorsions, réduisant encore plus l'activité économique et la croissance
Troisièmement, la dette hypothèque l’avenir des futures générations. La dette publique peut créer un fossé entre les générations. Il n’est pas sain que les générations présentes vivent au crochet des générations futures, avec ce recours disproportionné au crédit. Un bébé ivoirien est aujourd’hui endetté à cause de la gestion très lapidaire des gouvernements qui pensent que le développement est une greffe. C’est irresponsable pour un gouvernement d’emprunter, de gaspiller cet argent et compromettre de la sorte l’avenir d’un pays et des générations futures.
Conclusion
Le gouvernement actuel endette le pays sans le consentement du peuple. Et pourtant, dans une démocratie, tout ce qui engage l’avenir du pays doit faire l’objet d’une discussion à l’hémicycle. En Côte d’Ivoire, l’assemblée nationale est aux ordres et le président Ouattara entraîne la Côte d’Ivoire dans un traquenard financier sans précédent. Il se contente de communiquer sur une croissance qui compromet l’avenir des ivoiriens. Les ivoiriens ne doivent pas accorder du crédit à la propagande visant à magnifier la réussite économique du gouvernement actuel.

Une contribution par Dr. PRAO Yao Séraphin, délégué national au système monétaire et financier à LIDER