Tiken Jah Facoly (artiste-chanteur) : “Pourquoi j’irai vivre l’embargo au Mali”

Publié le vendredi 6 avril 2012 | Nord-Sud - La reggae-star ivoirienne Tiken Jah Facoly séjourne depuis dimanche dernier à Dakar. Il nous explique dans cet entretien les raisons de sa présence dans la capitale sénégalaise.

Tiken Jah Fakoly.

Publié le vendredi 6 avril 2012 | Nord-Sud - La reggae-star ivoirienne Tiken Jah Facoly séjourne depuis dimanche dernier à Dakar. Il nous explique dans cet entretien les raisons de sa présence dans la capitale sénégalaise.

Que faites-vous à Dakar ?
Je suis là dans le cadre de l’évènement (l’investiture de Macky Sall, ndlr) qui vient d’avoir lieu dans ce pays. Le peuple est allé aux élections sans se taper dessus. Certes, avant le premier tour il y a eu quelques problèmes au sujet de la candidature d’Abdoulaye Wade. Mais vous êtes sans ignorer que pour le second tour, tout le monde attendait le chaos. Et, les Sénégalais, qu’ils soient du camp de Wade ou de l’opposition, ont prouvé que leur priorité c’est le Sénégal. Ils ont essayé d’empêcher Wade d’aller aux élections. Ç’a n’a pas marché. Ils ont décidé de le faire partir autrement. Par les urnes. Au deuxième tour, il a été battu à près de 66%. J’ai été contacté par des collègues et frères comme Didier Awadi qui m’ont invité à les soutenir pour un concert à l’université de Dakar, mardi à partir de 22 heures. Je suis venu sans mes musiciens. Ce sont les musiciens de Didier Awadi qui m’ont accompagné. Je n’ai pas cette habitude, mais je suis un soldat, quand il y a un combat à mener, on fait des sacrifices. C’est ce que j’ai fait en venant faire au moins 30 minutes de concert. C’est ma manière à moi de fêter la démocratie avec les Sénégalais.

Quel message leur avez-vous adressé ?
Je leur ai adressé un message qui con¬cerne aussi le reste de l’Afrique. Au lieu de s’entretuer, voilà une manière (celle des Sénégalais) de nous exprimer. La jeunesse qui est la plus nombreuse peut agir autrement. Elle peut aller aux élections, voter et gagner son combat.

L’exemple que le Sénégal donne, c’est d’abord la maturité de son peuple qui a voté pacifiquement, mais aussi la sagesse du perdant Abdoulaye Wade, qui a très vite reconnu sa défaite. Qu’en dites-vous ?
Effectivement, il y a eu d’une part le changement voulu par le peuple, et d’autre part, il y a le fait que celui qui a perdu l’élection ait pris son téléphone pour féliciter le vainqueur.
Ce coup de fil, nous l’avons attendu en Côte d’Ivoire pendant longtemps. Et pendant qu’on l’attendait, on a perdu plus de 3000 Ivoiriens. Qui pourtant étaient allés sûrement voter et voulaient soit le changement, soit le maintien de Laurent Gbagbo. Je pense donc que c’est ce coup de fil qui mérite d’être salué. L’un des objets de ma présence ici, c’est de saluer et de féliciter tous les Sénégalais. Ils ont démontré qu’ils aiment leur pays. Je félicite aussi bien celui qui a gagné l’élection que celui qui l’a perdue. Le président Abdoulaye Wade, même s’il n’a pris que le dernier wagon, il est dans le train du changement et je pense que c’est cela l’essentiel. Ç’a coûté des vies humaines, mais je pense que ces morts sont considérés comme des martyrs de la démocratie. Tout ce que je souhaite, c’est que les Sénégalais ne les oublient pas.

Quel message pour les autres chefs d’Etat africains qui peuvent demain se retrouver dans la même situation qu’Abdoulaye Wade le 25 mars dernier ?
Aujourd’hui, le Sénégal est devenu le laboratoire de tests de la démocratie africaine. Et ce qui marche au Sénégal peut marcher ailleurs. Les chefs d’Etat qui se sont accrochés au pouvoir n’avaient aucune porte de sortie.
Aujourd’hui, il y a une possibilité de sortir des griffes de son entourage : c’est le coup de fil. Le coup de fil qui libère le candidat perdant avant que l’entourage ne vienne lui monter la tête. Ce coup de fil devient aujourd’hui la porte de sortie pour les candidats perdants.
C’est ce message que je lance aux futurs candidats à des élections présidentielles : quand vous perdez, libérez-vous par un coup de fil. Parce qu’on sait que ce sont des personnes prises en otage par leur entourage qui estime que si le président perd, il ne sera plus rien, en tout cas avant un bon moment.
Alors que tous les actes commis après cette situation retombent sur la tête du seul président. Suivez mon regard. Aujourd’hui des proches de l’ex-président Gbagbo sont à l’aise en exil ou même en Côte d’Ivoire, pendant que lui-même se retrouve entre quatre murs à La Haye.

Avez-vous un message particulier pour le président Macky Sall ?
Je pense que la tâche ne sera pas facile pour lui. C’est une personne qui est devenue président non pas par ses moyens financiers, mais par une mobilisation du peuple. Le conseil que je puis lui donner, c’est de ne pas s’éloigner du peuple qui a tout fait pour le placer là où il se trouve aujourd’hui.

Pourquoi dites-vous que la tâche ne le sera pas facile ?
Sa tâche va être difficile parce qu’il ne pourra pas tout faire. Il ne pourra pas honorer forcément tous les engagements qu’il a pris parce que le monde a changé, parce que les difficultés, je dirais, sont aujourd’hui générales. Les Ivoiriens se plaignent, les Sénégalais se plaignent. Pareil pour les Français, les Américains…Mais je pense que le Sénégal a des atouts et je souhaite que le président Macky Sall profite de ce potentiel pour améliorer les conditions de vie des Sénégalais. Déjà, si la corruption est combattue, si le train de vie des dirigeants diminue, s’il y a un bon contrôle au niveau de l’Etat, ça fait qu’au lieu que l’argent aille dans les poches des proches du président, il va dans les caisses de l’Etat et je pense qu’il y aura plus de moyens pour s’occuper des Sénégalais.

Pendant qu’on se réjouit de la situation au Sénégal, le Mali inquiète. Comment avez-vous vécu la naissance de cette crise dans ce pays qui vous a adopté pendant votre exil.
Le coup d’Etat à Bamako m’a trouvé dans l’Est du Burkina Faso dans le cadre d’une tournée sur l’alimentation. Au moment où je m’apprêtais à me rendre au Mali les frontières étaient fermées. J’ai dû aller à Abidjan. D’Abidjan, mes collègues m’ont appelé ici au Sénégal. Mais je tiens à retourner au Mali pour partager les peines des Maliens.

Malgré l’embargo ?
Mon devoir m’oblige à être avec les Maliens dans cet embargo pour vivre toutes les difficultés qu’ils ont. Le Mali est un pays très important pour moi. Ce pays m’a accueilli quand j’étais dans des situations difficiles. Il m’a accueilli à bras ouverts et il reste dans mon cœur. Je compte m’y rendre sans forcément être actif dans la crise comme je l’ai été en Côte d’Ivoire. J’aurai des limites, mais je serai avec les Maliens.

Que pensez-vous des sanctions prises par la Cedeao contre ce pays ?
Je salue le pragmatisme de la Cedeao. Nous avons toujours déploré la lenteur des institutions panafricaines.

Certains observateurs trouvent que la Cedeao auraient dû trouver d’autres moyens que l’embargo qui risque d’affamer les Maliens. Que répondez-vous ?
Je respecte la solution de la Cedeao. En tant que panafricains, nous avons toujours souhaité des solutions africaines aux problèmes africains. Et aujourd’hui le pragmatisme de la Cedeao est salutaire. Il faut que les Maliens eux-mêmes donnent un signal fort. Il faut des marches à Bamako pour montrer que les Maliens tiennent à l’intégrité territoriale du Mali. J’ai vécu au Mali et je sais qu’entre les Touaregs et les Maliens du sud il n’y a pas de problème. Dans l’armée malienne, il y a de hauts gradés touaregs. J’ai vu des Touaregs occuper des postes importants dans la douane. J’ai été très surpris par ce qui est arrivé. Mais c’est une rébellion historique. Presque tous les présidents maliens l’ont connue. J’espère qu’une solution sera trouvée pour que le Mali retrouve sa stabilité d’alors. J’ai condamné le coup d’Etat parce qu’il vient perturber le processus démocratique du Mali qui a près de 20 ans d’âge. Des efforts ont été faits pour que le Mali soit un modèle de démocratie. Nous refusons que ces efforts soient jetés à l’eau. On souhaite même que ce coup d’Etat au Mali soit le dernier. Je suis derrière les décisions de la Cedeao, mais je dois partager toutes les difficultés vécues par le Mali, c’est pourquoi je vais y retourner.

Allez-vous donc mettre en veil¬leu¬se votre retour en Côte d’Ivoire ?
A partir du moment où ceux qui m’ont accueilli ont des soucis, je sursois à mon retour jusqu’à ce que le Mali sorte de cette situation. Je pense qu’il ne serait pas reconnaissant ni responsable de quitter, au moment où il y a des difficultés, un pays qui t’a accueilli dans les meilleures conditions. Mon devoir est d’aider les Maliens à trouver des solutions avant de partir du Mali.

Voici un an que le président ivoirien, Alassane Ouattara a véritablement pris le pouvoir. Quel bilan partiel faites-vous de sa gestion ?
Le constat est réel et visible. Ceux qui disent aujourd’hui que Ouattara ne fait rien refusent de voir. Il y a d’abord la propreté de la ville d’Abidjan. Des travaux qui n’ont pas été faits par l’ancien régime en dix ans sont en train d’être achevés ou commencés. J’ai suivi son interview télévisée. C’était un débat à bâtons rompus. Les journalistes étaient libres de poser des questions que les Ivoiriens voulaient poser. En un an, je dirai que le bilan est positif par rapport à ce qu’on a vu avant. On constate qu’il y a de la rigueur dans la manière de faire les choses. Je sais que le président Ouattara est un travailleur. C’est un monsieur qui va laisser sa marque dans le développement de la Côte d’Ivoire. Il aime la Côte d’Ivoire. Il est soucieux de sa responsabilité. Il sait qu’il y a une forte attente et il va donner le meilleur de lui-même. Toutefois si nous constatons qu’il s’éloigne de la ligne, on le lui fera savoir.

Interview réalisée à Dakar par Cissé Sindou