Primes en liquide : les incohérences de la défense de Claude Guéant

Par LE MONDE - les incohérences de la défense de Claude Guéant.

Mis en cause depuis mardi 30 avril dans une affaire de fonds suspects, Claude Guéant multiplie les explications. L'ancien ministre de l'intérieur a-t-il bénéficié jusqu'en 2006 d'un système de primes en espèces instauré de manière occulte au ministère de l'intérieur ? Oui : c'est en tout cas la défense qu'a choisi celui qui fut bras droit de Nicolas Sarkozy de 2002 à 2012.
Une défense qui présente de nombreuses incohérences et qui est démentie par d'autres anciens collaborateurs de la place Beauvau, dont l'ancienne ministre Chantal Jouanno, membre du cabinet de M. Sarkozy au ministère de l'intérieur de 2002 à 2004. "Je ne touchais que des primes sur mon compte bancaire ; rien en liquide", a-t-elle assuré au Monde. Rachida Dati, qui fut elle aussi membre du cabinet de Nicolas Sarkozy, a également démenti, jeudi au Monde, tout versement en liquide.
Lors d'une perquisition à son domicile, dans le cadre d'un éventuel financement libyen de la campagne de M. Sarkozy en 2007, les policiers ont découvert, comme l'a révélé Le Canard enchaîné mercredi, des paiements en liquide suspects, pour un total de 20 000 à 25 000 euros. M. Guéant – également interrogé pour un virement de 500 000 euros sur son compte, qui provient selon lui de la vente de deux tableaux – a aussitôt lancé une contre-offensive médiatique de taille : sept interviews en une seule journée.
Il a ainsi précisé, sur France 2, qu'avait existé, après 2002 et la fin de l'utilisation des fonds secrets, un régime spécifique au ministère de l'intérieur. Ce système de paiements en liquide aurait concerné "des milliers de personnes", dont les membres du cabinet du ministre. Or, selon M. Guéant, "quand vous avez plusieurs milliers de fonctionnaires qui bénéficient de ce système, vous ne le changez pas du jour au lendemain". Selon lui, il aurait fallu plusieurs années pour mettre un terme à ce dispositif : "Nous avons réussi, en 2006."
L'affirmation étonne fortement le prédécesseur de Nicolas Sarkozy place Beauvau, de 2000 à 2002, Daniel Vaillant. "C'est une défense un peu olé olé", a-t-il indiqué au Monde. Il estime que M. Guéant entretient une confusion entre les fameux "fonds secrets" ou "fonds spéciaux" et les "frais d'enquête et de renseignement".

FONDS SPÉCIAUX GOUVERNEMENTAUX

Et M. Vaillant de détailler : "Il existait depuis 1946 des primes de cabinet, gérées par les chefs de cabinet, qui recevaient de l'argent venant de Matignon, qui le prenait à la Banque de France. Ces primes étaient distribuées dans chaque ministère." Ce système des fonds spéciaux gouvernementaux a perduré jusqu'à la fin 2001, date à laquelle Lionel Jospin, alors premier ministre, a décidé de le supprimer.
Selon M. Vaillant, cette réforme a été effective au 31 décembre 2001. Et dès janvier 2002, les membres des cabinets ont touché une indemnité de sujétion particulière (ISP), prime officielle qui figure sur les fiches de paye. "Je n'imagine pas que Jean-Pierre Raffarin ait remis en place ce système", ironise l'ancien ministre socialiste.
Les "frais d'enquête et de renseignement" eux, étaient attribués à certains ministères, dont l'Intérieur et la Défense, pour couvrir des dépenses particulières : rémunération d'informateurs, défraiement dans le cadre d'opérations "d'immersion", voire paiement de rançons, par exemple. "Ces fonds sont gérés, pour l'Intérieur, par le directeur général de la police nationale", explique M. Vaillant. Par ailleurs, poursuit-il, il existait aussi "une petite prime annuelle, qui était versée en liquide aux fonctionnaires de police pour service rendu". Mais elle portait sur de petites sommes, assure-t-il.
C'est également la version de Bruno Beschizza, ex-patron du syndicat des officiers de police Synergie, proche de Nicolas Sarkozy, et actuel élu UMP en Ile-de-France. "Ce n'était pas de l'argent sale, mais de l'argent public, versé selon certains critères, opaques sur le mode de distribution", assure-t-il. Mais ces deux enveloppes, tant celle des "frais d'enquête" que celle des primes de gratification, étaient gérées par la direction nationale de la police (DGPN), et non par le cabinet du ministre. Daniel Vaillant est catégorique : "La DGPN était autonome, et on ne donnait pas au cabinet du ministre l'enveloppe dédiée à la police ; en aucune circonstance."

RÉFORME SARKOZY EN 2004

Plusieurs points restent troubles dans la version de M. Guéant. Si l'on suit sa logique, l'Intérieur aurait ainsi octroyé, durant quatre ans, de 2002 à 2006, des surprimes en liquide, qui se seraient ajoutées aux fameuses primes réintégrées dans les fiches de paye des membres des cabinets ministériels. A l'en croire, les conseillers de la place Beauvau auraient donc été mieux rémunérés que leurs homologues des autres ministères.
Le récit de M. Guéant comporte d'autres incohérences : il parle d'un système qui aurait perduré "jusqu'en 2006", date à laquelle il serait parvenu à y mettre fin. Las. Dès 2004, le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy a réformé les primes des policiers, instaurant des primes au mérite plus transparentes, à la place des enveloppes d'argent liquide.
M. Guéant est également confus sur le nombre de bénéficiaires du fameux "système". Interrogé lundi par Le Monde, il assurait : "Quand je suis arrivé au ministère de l'intérieur, il y avait 400 personnes concernées par ces primes." Et mardi, sur France 2, il a évoqué "plusieurs milliers de fonctionnaires" qui en auraient bénéficié.

"PAS UN CENTIME EN LIQUIDE"

Le "système" dont parle M. Guéant existait-il réellement ? Selon plusieurs témoignages recueillis par Le Monde, il semble que non. Outre, l'ancienne ministre de l'écologie et des sports Chantal Jouanno (ex-UMP aujourd'hui UDI), un autre ex-membre du cabinet de Nicolas Sarkozy, qui souhaite rester anonyme, a apporté une version différente de celle de M. Guéant. Ce conseiller, qui a travaillé avec le socialiste Hubert Védrine, avant de rejoindre Dominique de Villepin au Quai d'Orsay et de le suivre au ministère de l'intérieur entre 2004 et 2005, est aujourd'hui dans le civil. Il est tout aussi catégorique que Mme Jouanno : "J'ai bien touché une prime de cabinet officielle, virée avec mon salaire et mentionnée sur mon bulletin de paie, mais pas un centime ne m'a été versé en liquide."
Ce "système" de M. Guéant était-il réservé à certains membres du cabinet ? "A ma connaissance, aucun de mes collègues n'a non plus bénéficié d'une telle faveur", relève le conseiller. Selon ce dernier, l'équipe Villepin a intégré pendant plusieurs mois quelques collaborateurs du précédent cabinet Sarkozy et aucun ne s'est plaint de la suppression éventuelle d'une prime en liquide. Selon les conseillers du cabinet de M. Guéant joints par Le Monde, il n'y avait aucun système officiel ou officieux, de versement de primes en liquide aux collaborateurs. Encore moins à "des milliers de fonctionnaires", comme l'évoque M. Guéant.

Samuel Laurent et Alexandre Lemarié

INTERROGATIONS SUR LES MODALITES DE LA VENTE DES TABLEAUX DE M. GUEANT

Le 03 mai 2013 par Le Monde.fr

Mis en cause après la découverte de paiements en liquide suspects pour un total de 20 000 à 25 000 euros et l'existence d'un virement de 500 000 euros sur son compte en banque, Claude Guéant tente de se défendre sur deux fronts.
L'ancien ministre de l'intérieur attribue les premières sommes à des primes en liquide, touchées lorsqu'il était au ministère de l'intérieur, et justifie les 500 000 euros par la "vente en 2008 de deux tableaux du peintre hollandais Andries van Eertvelt à un confrère avocat". Or, tout comme l'origine des paiements en liquide, la vente des tableaux suscite un certain nombre d'interrogations.
• Sur le certificat d'exportation
L'ancien ministre de l'intérieur n'a jamais demandé de certificat d'exportation pour les deux tableaux, a indiqué jeudi 2 mai le ministère de la culture à l'AFP. Comme le rappelle le site spécialisé La Tribune de l'art, tout tableau d'une valeur supérieure à 150 000 euros doit pourtant obtenir un certificat du ministère de la culture pour être autorisé à sortir de France.
Interrogé une première fois dans la journée de jeudi par Médiapart, Claude Guéant a une première fois assuré détenir ce certificat, tout en refusant de donner des explications détaillées. De nouveau sollicité après l'annonce du ministère de la culture, il a cette fois "assuré ne jamais avoir confirmé ce point délicat", relate le site d'information.
Pour Christian Deydier, président du syndicat national des antiquaires, "il peut toutefois arriver qu'un particulier, à la différence d'un professionnel, ne connaisse pas la nécessité d'obtenir ce certificat". Il risque alors, explique-t-il, une amende pour infraction douanière. Sauf s'il s'agit d'un "trésor national", auquel cas il s'agit d'"un délit passible de deux années de prison et une amende de 450 000 euros". Ce qui n'est pas le cas de ces deux tableaux.
En revanche, si l'acheteur, en l'occurrence un "avocat malaisien", selon M. Guéant, a laissé les tableaux en France, aucun certificat n'était nécessaire à la vente.
Par ailleurs, l'attribution d'un certificat de sortie est automatique si le bien a été importé légalement en France depuis moins de cinquante ans. "Dans ce cas, les douaniers apposent leur tampon et ne gardent pas systématiquement trace du certificat", explique Christian Deydier.
Cité par Libération, Claude Guéant a déclaré tenir "les pièces justificatives de la vente de ces deux tableaux à la disposition de la justice", estimant qu'il est "anormal que le secret de l'instruction ait été bafoué et que des fuites aient été organisées dans la presse pour me nuire avant que j'ai pu apporter des explications au juge qui n'allait pas manquer de me convoquer".
• Sur la valeur des deux tableaux
Selon Artprice, le prix des tableaux d'Andries van Eertvelt en ventes publiques a oscillé ces dix dernières années entre 12 000 et 140 000 euros. La "valeur type" d'une huile sur bois de 30 cm sur 60 cm du peintre représentant des bateaux en mer, comparable aux tableaux évoqués par Claude Guéant, "est de 15 127 euros", a même assuré Artprice, jeudi 2 mai à l'AFP. Pour aboutir à ce résultat, la société a retenu l'ensemble des peintures de cet artiste passées en ventes aux enchères publiques depuis 1989 et présentant des caractéristiques similaires aux œuvres décrites par M. Guéant. "Artprice n'a pas la science infuse et ne donne pas la réalité du marché, a tempéré Christian Deydier, le président du syndicat national des antiquaires. Un prix de 500 000 euros ne me surprend pas pour deux tableaux flamands."
• Sur la taxe sur les plus-values
Il devrait en théorie être facile pour l'administration fiscale de déterminer si l'ancien ministre de l'intérieur s'est acquitté d'une taxe après la vente de ces deux tableaux. Or, si comme il l'assure, Claude Guéant a bien acquis ces deux tableaux "une vingtaine d'années" avant leur vente en 2008, et s'il est en mesure de prouver leur date d'achat, il est normal qu'il n'ait pas payé de taxe sur cette vente.
Il existe en effet deux cas de figure pour vendre une œuvre d'art. Si le vendeur ne peut pas prouver la durée de détention, il peut payer une taxe sur la plus-value de 5 %. S'il peut prouver la durée de détention, après la deuxième année, un mécanisme d'abattement de 10 % par année de détention aboutit à une exonération au bout de douze ans. Comme le résume un spécialiste de la fiscalité qui tient à garder l'anonymat, c'est aujourd'hui "le seul petit refuge fiscal qui reste pour ne pas payer d'impôt".
Sans se prononcer sur l'affaire Guéant, un connaisseur des questions de lutte contre la fraude financière estime que "les œuvres d'art sont un moyen fantastique pour transférer de l'argent de manière artificielle" dans la mesure où "il est difficile d'établir qu’il est fictif de faire une très forte plus-value dans un laps de temps exceptionnellement court".

Par François Béguin