Notre Voie au cœur de La Haye-Pascal Turlan, Conseiller du procureur Ocampo : “Les juges ont entendu Laurent Gbagbo”
Le 25 janvier 2012 par Notre voie - La demande d’une interview que Notre Voie a adressée au Procureur Luis Moreno Ocampo de la CPI, en début janvier dernier, a eu
Le 25 janvier 2012 par Notre voie - La demande d’une interview que Notre Voie a adressée au Procureur Luis Moreno Ocampo de la CPI, en début janvier dernier, a eu
rapidement une réponse favorable. Sauf que, n’ayant pas les moyens de s’exprimer en français, le Procureur de la CPI a désigné son Conseiller, un spécialiste du droit pénal international, M. Pascal Turlan, pour répondre à nos préoccupations. Qu’importe ! M. Turlan est en réalité la personne la mieux indiquée puisqu’il est Français et Conseiller en coopération internationale au Bureau du procureur de la CPI, Division compétence, coopération et complémentarité. Il a rejoint ce Bureau en 2003, comme analyste. Mais ce qui nous intéresse le plus, c’est qu’au sein du Bureau, il suit plus spécialement la situation en Côte d'Ivoire et dans les Grands Lacs, en particulier les enquêtes en République Démocratique du Congo et en République Centrafricaine. Dans l’interview qu’il a accordée à James Cénach, notre correspondant Europe, toutes les questions que vous vous posez sur la CPI et la déportation du président Laurent Gbagbo lui ont été posées. C’est avec un réel plaisir que nous vous proposons la première partie de cet entretien entre deux spécialistes du droit.
Notre Voie : Arrêté le 29 novembre 2011 à 13h 45, à la demande de la CPI, Laurent Gbagbo était le même jour, à 18 h, dans l'avion pour La Haye. Alors que Callixte Mbarushimana, arrêté à votre demande en France en octobre 2010, ne vous a été remis que trois mois plus tard, le 25 janvier 2011, après épuisement de tous les recours que la loi lui offre. La célérité dans le cas du président Gbagbo ne cache-t-elle pas une violation des droits de l'intéressé ?
Pascal Turlan (du Bureau du Procureur) : En réalité, cette question devrait être posée aux autorités ivoiriennes plutôt qu'à nous. Ce sont en effet les autorités nationales qui sont en charge d'exécuter les mandats d'arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI). Comme vous connaissez le système, le Bureau du Procureur enquête et fait une demande de mandat d'arrêt aux juges de la CPI qui décident ou non d'émettre un mandat d'arrêt. En l'occurrence, ils ont décidé d'émettre un mandat d'arrêt. Ce mandat d'arrêt est notifié aux autorités nationales qui procèdent à l'arrestation de la personne et à son transfèrement.
NV : En fonction de quelles règles ces autorités procèdent-elles à l'arrestation et au transfèrement ?
PT : À l'évidence, les autorités nationales doivent le faire dans le respect de leur droit national et des dispositions du Statut de Rome qui gouvernent les remises des personnes à la CPI. Les autorités ivoiriennes ont décidé d'exécuter ce mandat d'arrêt le 29 novembre. Elles ont mis en place leur procédure pour le faire et le greffe de la CPI a réceptionné cette personne à La Haye, le lendemain.
NV : Cette célérité, ne cache-t-elle pas une violation de la loi nationale et du Statut de Rome ?
PT : Si des doutes se font jour du côté de la défense de M. Laurent Gbagbo sur cette procédure, il lui revient de faire une demande à la Cour et de dire : «Nous contestons les conditions dans lesquelles la personne a été arrêtée, nous pensons qu'elles ne respectent pas le Statut de Rome et nous déposons un recours contre ces conditions d'arrestation devant la CPI». Les juges de la Cour devront décider. Ils n'ont pas à se prononcer sur l'exécution du droit national. Les juges de la Cour n'ont à se prononcer que sur le respect des conditions imposées par le Statut de Rome et son article 59 en particulier.
NV : Il existe un précédent. Dans l'affaire Thomas Lubanga, la Cour a reconnu se conserver une certaine compétence de contrôler l'interprétation et l'application du droit national lorsque pour l'exécution des actes qu'elle demande, tels les mandats d'arrêt, le Statut de Rome renvoie à cette législation nationale.
PT : Oui. En l'occurrence, ce que la Cour vérifie, c'est si les conditions du Statut de Rome et les conditions de respect des droits de l'Homme internationalement reconnus, et donc l'article 59 du Statut, ont bel et bien été respectées. A nouveau, si la défense estime qu'il y a eu violation de certains principes qui sont imposés par le Statut de Rome ou par l'esprit du Statut de Rome, il lui reviendra de faire un recours devant les juges de la CPI.
NV : Revenons à la procédure de remise par la France de Callixte Mbarushimana à la CPI, qui a duré plusieurs mois alors que celle de Laurent Gbagbo n'a duré que quelques heures. Est-ce à dire que les droits de l'Homme internationalement reconnus et protégés par le Statut de Rome ne concernent pas l'Afrique ?
PT : Vous avez mentionné dans l'affaire Callixte Mbarushimana, le délai qui s'est écoulé entre le moment de l'arrestation de cette personne sur le territoire français en octobre 2010 et la date de son transfèrement à La Haye, quelques mois plus tard, en janvier 2011. Dans les deux cas, le droit national a été mis en œuvre. Dans un certain cas, il a fallu un certain nombre de semaines et de mois pour que l'épuisement des voies de recours interne soit constaté. C'est lié, je pense, mais à nouveau, ce n'est pas à nous de nous prononcer, c'est lié, je pense, à une question d'audiencement des affaires devant les juridictions en France alors que du côté de la Côte d'Ivoire ça pu se faire assez rapidement parce qu'il y avait disponibilité des différentes instances judiciaires. A nouveau, il ne revient pas à la Cour, en tout cas, certainement pas, au Bureau du Procureur, d'interpréter la plus ou moins exacte, bonne ou fidèle, mise en œuvre du droit national lors d'une demande d'arrestation faite par la Cour.
NV : Préalablement au mandat d'arrêt de la CPI, le président Gbagbo était en détention. Il a fait état devant votre Cour d'une violation de ses droits au cours de cette détention. Quelles conséquences pourraient-elles avoir sur la procédure devant la Cour ?
PT : Nous avons entendu la déclaration de M. Laurent Gbagbo. Il a fait état d'un certain nombre de points. Les juges ont entendu ces points qui ont été soulevés par M. Laurent Gbagbo. Il revient à M. Gbagbo et à sa défense de soumettre à la Cour une demande qui reprendrait ces éléments s'ils estiment qu'ils peuvent avoir une influence sur sa présence devant la Cour sur le fond du dossier et sur la procédure qui a été suivie. Cela a été fait dans certaines affaires où des personnes déférées devant la Cour ont indiqué que leurs conditions de détention préalables à l'existence d'un mandat d'arrêt devaient être portées à la connaissance des juges. C'est tout à fait faisable et il reviendra à la Cour d'évaluer si ce qui s'est passé avant l'émission du mandat d'arrêt de la Cour a eu une quelconque incidence sur la procédure devant elle.
NV : Qui prend en charge les frais afférents au transport des personnes qui doivent être remises à la Cour. La Cour ou l'Etat de détention de ces personnes ?
PT : Les pratiques sont très différentes. Cela dépend absolument des circonstances de l'espèce et des choix de l'Etat requis. Nous avons plusieurs exemples. Dans certains cas, cela a été fait sur la base d'un avion privé qui a été loué pour l'occasion, dans d’autres cas cela a été fait avec l'assistance d'un Etat tiers. Dans le cas Laurent Gbagbo, les autorités nationales décident de mettre à notre disposition un moyen de transport pour faciliter le transfert de la personne, c'est tout à fait légal, c'est tout à fait prévu par le statut de Rome et c'est tout à fait possible. Il n'y a rien qui ne l'interdit.
NV : Et pourtant l'article 100-1-e) du Statut de Rome dispose clairement que les frais liés au transport des personnes remises à la Cour par l'Etat de détention sont à la charge de Cour. Que cache cette «faveur» accordée à la CPI par les autorités ivoiriennes ? Fallait-il aller vite ?
PT : Je crois qu'il y a beaucoup de discussions qui sont faites sur des éléments qui n'ont pas lieu d'être. M. Laurent Gbagbo a été transféré à la CPI. La remise à la CPI a eu lieu à l'aéroport de Rotterdam. Donc entre le moment où M. Laurent Gbagbo a quitté le territoire ivoirien et le moment où il est arrivé à Rotterdam, il était toujours entre les mains des autorités ivoiriennes. Il n'a été remis à la CPI qu'à Rotterdam. À partir de son arrivée à l'aéroport, la Cour a pris en charge le transport de Monsieur Laurent Gbagbo qui venait de lui être remis et l'a transféré au quartier pénitentiaire de La Haye.
NV : Revenons au cadre temporel de votre enquête, limité aux seuls faits survenus après le 28 novembre 2010. Un rapport de Human Rights Watch révèle que c'est sur indication du Bureau du Procureur que ce cadre d'enquête a été introduit dans la lettre du gouvernement ivoirien à la CPI. Vous auriez fait cette proposition pour «éviter que l'enquête prenne des proportions insurmontables.» Quels commentaires en faites-vous ?
PT : A nouveau, les commentaires que nous pouvons faire au niveau du Bureau du procureur sont des commentaires qui nous sont dictés par le droit et nos actions sont dictées par le droit et le cadre dans lequel nous enquêtons. Nous avons une déclaration d'acceptation de compétence de la Cour qui fait remonter la compétence de la Cour effectivement à septembre 2002. De 2002 à 2010, nous avons à plusieurs reprises essayé d'envoyer une mission en Côte d'Ivoire en réponse à cette déclaration de compétence et indiqué que nous souhaitions nous pencher sur les actes qui auraient pu être commis et qui pourraient être de la compétence de la Cour. Nous avons mené des analyses de la situation, nous avons au moins à une reprise mis en place et essayé de déployer une mission en Côte d'Ivoire qui n'a pas pu avoir lieu parce qu'elle avait été annulée au dernier moment par les autorités ivoiriennes en 2006.
Interview réalisée par James Cénach, envoyé spécial à La Haye (Hollande)