La leçon d'Adoumkrom : l'Afrique qui vient n'a pas besoin de villages fantômes

Par Ivoirebusiness/ Débats et Opinions - La leçon d'Adoumkrom : l'Afrique qui vient n'a pas besoin de villages fantômes.

L'exode rurale a connu ses beaux jours dans la littérature africaine. Jusque dans les trois premières décennies de la période post-indépendance, la thématique des villages qui se vident de leur sang juvénile au profit des agglomérations a inspiré bien des auteurs, et même des artistes d'autres sphères. On peut se souvenir par exemple du tube de Talla André Marie, le musicien camerounais qui chantait « Je vais à Yaoundé, la capitale... »

La ville faisait alors rêver les jeunes gens des villages, et même leurs parents, prêts à sacrifier les maigres revenus des récoltes durement gagnées pour envoyer leurs enfants poursuivre leurs études dans les cités urbaines ou alors y trouver du travail. D'autres y vont de leur propre initiative (les jeunes), parfois en abandonnant derrière eux père et mère dans un état de sénilité avancé pour aller essayer de trouver une vie meilleure dans les villes.

C'est une décision douloureuse (« Mes chers parents, je pars; je vous aime, mais je pars »). La vie au village, par trop laborieuse, avare de commodités et d'opportunités, semblait pousser à l'exode une jeunesse encore grisée par les promesses des indépendances, mais aussi ce vent de liberté qui a soufflé à travers le monde, des années 1960 jusqu'à jusqu'à... Quoiqu'on dise, toute étude sérieuse portant sur cette thématique ne pourrait se permettre d'ignorer cet autre facteur psychologique, en l'occurrence ce que l'on pourrait appeler le syndrome de la route.

Alors que la culture des cheveux longs, de l'auto-stop et des voyages sans le sou était en train de devenir un mode de vie quasiment révolutionnaire au sein des jeunesses occidentales, inspirant ou inspiré par des courants littéraires tout aussi disruptifs comme le beatnik, la jeunesse africaine prenait elle aussi la route, pour des raisons plus existentielles, certes, mais aussi, c'est sûr, par goût de l'aventure, comme en témoigne ce passage de l'ouvrage d'Eric Mendi (Afane - forêt équatoriale) : « La route était belle et invitait irrésistiblement à l'aventure, comme une femme sensuelle et envieuse en appelle à son amant. Partir. Là-bas. Où l'on buvait tout autre chose que du vin de palme et de l'arki, des bières que l'on disait exquises aux noms exotiques : Castel Beer, Beaufort, ''33" Export... ». La bière participait au charme de la ville, l'alcool et la débauche en général.

On pourrait se référer ici au héros de Mongo Beti dans Ville cruelle, Banda. Parti du village pour la ville dans un élan de fuite en laissant derrière lui sa pauvre mère esseulée, le jeune homme va se retrouver finalement empêtré dans des bagarres de beuveries...

Il y avait du travail dans les villes, et davantage celui avec de maigres salaires. La main d’œuvre ouvrière était sollicitée pour bâtir et faire tourner les usines. Les bras laborieux qui arrivaient des campagnes pouvaient à tout le moins espérer trouver un petit emploi, et pourquoi pas, avec un peu de chance, gravir petit à petit les marches de l'échelle sociale. A partir des années 1980 cependant, une nouvelle expression devient à la mode dans les radios africaines, on l'entend dans le journal mais aussi dans des chansons à succès comme celle de l'artiste gabonais Hilarion Ngumema : « crise économique, c'est la sécheresse des banques » ; puis suivra une autre expression plus scientifique, plus technocrate : « ajustements structurels ».

En deux mots et en français facile, la vie est devenue plus dure. Dans les rues du Cameroun à l'époque, on disait que « la vie est devenue ndjindja ». Le président Paul Biya avait d'ailleurs annoncé la couleur, en exhortant son peuple à faire preuve de « rigueur dans la gestion », dans un discours mémorable, de ceux que l'on prononce devant le peuple dans les moments difficiles de son histoire. A partir de cette période, les gouvernements africains veulent inverser la tendance, en incitant les citoyens à retourner au village pour y cultiver la terre. La mode n'est plus à la production industrielle (les usines ferment et licencient le personnel), la vie bucolique est revalorisée, magnifiée dans les discours propagandistes, avec des aphorismes du genre « la terre ne trompe pas ! ».

Les musiciens, plus écoutés par les masses rentrent eux aussi dans la danse et chantent pour le retour au pays. C'est dans cette dynamique qu'une  chanson des célèbres Têtes brûlées mettra en scène une  dispute de ménage où le mari frappé par la conjoncture ambiante se voit contraint de proposer à sa chère  épouse d'aller  cultiver les champs au village (car là-bas au moins on mange à sa faim, la vie est simple et paisible, on ne s'embarrasse pas des multiples problèmes des citadins)... Bientôt, dans l'imaginaire collectif, le mot villageois se comprend désormais « vit-la-joie », alors qu'auparavant on prêtait à ce terme une certaine connotation péjorative : « l'attardé qui n'a pas été assez intelligent pour tenter sa chance en ville ». Des réalisations concrètes non négligeables vont s'enchaîner (avec l'aide des bailleurs de fonds) pour assainir l'environnement rural, avec notamment la construction des points d'eau potable, des cases-santé, des marchés périodiques, des écoles et des lycées, la formation d'un personnel agronome pour, avec plus ou moins de réussite, porter assistance aux paysans souvent confrontés aux caprices du temps et aux aléas de divers ordres qui minent les récoltes, etc.

L'objectif visé a-t-il été atteint ? C'est la question qu'il conviendrait de se poser aujourd'hui. Trente, quarante ans plus tard après que la politique du retour au pays natal a été enclenchée, pouvons-nous dire que les villages d'Afrique sont devenus plus viables ? Les conditions sont-elles réunies pour qu'à tout le moins une petite part de la jeunesse rurale ne soit pas tentée par le mirage de « la forêt illuminée », si l'on peut se permettre d'emprunter l'image du dramaturge camerounais Gervais Mendo Ze, de regrettée mémoire.

Jean-Marc Ela, le chirurgien de l'Afrique des villages n'étant plus de ce monde pour nous éclairer, nous prendrons exemple sur le cas d'Adoumkrom, qui parle pour de nombreux autres villages à travers le Continent. Un document reportage diffusé récemment sur une chaîne de télévision ivoirienne a levé le voile sur la détresse de ce village Abron. Adoumkrom est situé dans le Nord-est de la Côte d'Ivoire, à la frontière avec le Ghana, il est peuplé d'un millier d'habitants, des adultes d'un certain âge pour la plupart. La jeunesse dans sa grande majorité a délaissé le village et s'est déportée dans les villes. La situation est des plus urgentes, le village est enclavé, avec une piste impraticable par mauvais temps qui rend difficile l'évacuation et la commercialisation des produits vivriers, décourageant ainsi les paysans à entreprendre plus qu'il n'en faut pour nourrir la maisonnée. Il n’y a pas d’adduction d’eau, pas d’électricité. Sa Majesté Nanan Fodjo Ababio appelle à l'aide ; il implore l'assistance de son gouvernement pour viabiliser sa localité en offrant aux riverains un minimum de commodités. À l'évidence, des efforts entrepris dans ce sens pourraient contribuer efficacement à juguler le phénomène de la migration des jeunes du village vers les villes.

En attendant le secours des décisionnaires, les malheureux villageois d'Adoumkrom restent animés par l'espérance et la foi, ils continuent de croire que « Tout est possible à Dieu », conformément à la devise du village ; on reste unis, chaleureux et solidaires comme dans une termitière (la termitière étant le symbole même d'Adoumkrom). D'un autre côté, pour la génération dite consciente, il semble se dégager une certaine leçon de cette situation dans laquelle se trouve Adoumkrom aujourd'hui ; leçon qui pourrait tout aussi bien se résumer en une semonce que l'on dirait empruntée à un personnage de Chinua Achebe dans Le monde s'écroule : Toi, jeune Africain des temps modernes, tu es appelé à devenir demain le gardien du temple et des traditions. L'Afrique qui vient n'a pas besoin de villages fantômes.

Morgane Oko