Dix-huit questions au Président François Hollande

Le 8 mai 2012
Monsieur le Président,

Le Président élu François Hollande.

Le 8 mai 2012
Monsieur le Président,

Le 5 avril 2011, au lendemain du début des frappes aériennes menées contre la Résidence des chefs d'État ivoiriens à Abidjan, le député communiste Jean-Paul Lecoq tentait de sauver l'honneur de la classe politique française et de l'assemblée nationale en dénonçant, dans une question courageuse à l'administration Sarkozy – question dont le triste sire Alain Juppé, abusant de son pouvoir discrétionnaire, n'eut alors pas l'élémentaire correction de le laisser achever la formulation – les dessous abjects de l'agression de la force Licorne en Côte d'Ivoire. Son intervention ne rencontra, sur les bancs de la majorité – Front National excepté –, que haussements d'épaules, grimaces éloquentes, huées et sarcasmes, et sur ceux de l'opposition – groupe communiste mis à part – le silence indigne d'une indifférence complice. La caméra eut même le temps de saisir, sur les bancs du PS, un ricanement devenu le symbole de la disqualification d'une certaine gauche : celui de Jack Lang, le vertueux humaniste, filmé trois ans auparavant alors qu'il se pavanait dans la “rue Princesse” d'Abidjan en compagnie de son “ami” le Président Laurent Gbagbo, mué en propagandiste de la thèse officielle assimilant ce dernier à un criminel endurci tout juste bon à abandonner sans états d'âme à la férocité de la meute au pouvoir.

Monsieur le Président, en ce lendemain d'élections présidentielles en France, alors que des dizaines de millions de Français et d'Africains s’enhardissent à saluer l'aube d'une ère nouvelle, nous n'avons qu'une seule question à vous poser, à vous, le successeur tant espéré de ce petit caporal ultralibéral, pourvoyeur et consolidateur exclusif des profits exponentiels garantis à ses tout-puissants copains de la finance, de la pharmacie, de l'assurance, du bâtiment, de la presse, de l'industrie des armements, de l'agro-alimentaire et du nucléaire : que comptez-vous faire, non seulement pour nettoyer les écuries d'Augias du Quai d'Orsay et autres ministères, voués par le dernier locataire de l'Élysée au triomphe – jalonné de combines meurtrières et de mensonges éhontés – d'intérêts dont lui seul et ses affidés connaissaient les tenants et aboutissants; mais aussi pour laver l'honneur d'une gauche socialiste qui, en offrant le couvert de son silence aux crimes commis notamment en Côte d'Ivoire et en Libye, a délibérément placé son approche des dossiers françafricains sous le signe de la honte; une honte qui, si par malheur le nouvel élu que vous êtes venait à manquer d'audace pour affronter les risques de la grande lessive qui s'impose, ne tarderait pas à devenir ineffaçable ? De votre réponse à cette seule question dépendra votre disposition à entendre toutes celles qui en découlent :

Pourrez-vous faire l'économie d'une condamnation solennelle de la mascarade qui a suivi le second tour des élections présidentielles ivoiriennes du 2 décembre 2010, avec la proclamation illicite, depuis le Quartier Général de la Rébellion, de résultats purement et simplement inversés; proclamation adossée au refus de prendre en compte l'existence avérée de fraudes massives -elles-mêmes supervisées par les autorités françaises- ? Pourrez-vous éviter d'appeler par son nom l'intronisation aux forceps du chef rebelle Alassane Dramane Ouattara : un coup d'État fomenté par la “France” de votre prédécesseur à l'Élysée ?

Pourrez-vous continuer à tolérer la surréaliste conspiration du silence dont les médias n'ont cessé d'envelopper les circonstances aussi troubles que tragiques de l'assassinat, le 30 mars 2011 à Yamoussoukro, de notre compatriote Philippe Rémond; citoyen à tous égards le plus digne d'éloges et le plus représentatif de ce que la France, à l’aune des valeurs au creuset desquelles elle fut forgée, porte de plus grand, de plus noble et de plus beau : le vrai courage, l'intelligence mise au service du seul progrès, une exigence inconditionnelle de justice, et l'exaltation de la Vérité ? Pourrez-vous, tirant prétexte du devoir de réserve imposé par l'exercice de votre charge, vous dérober aux exigences d'une enquête impartiale, n'éludant pas la délicate question d'une éventuelle complicité directe ou indirecte des autorités françaises dans la planification et l'exécution de ce meurtre, perpétré par les tueurs de Ouattara ?

Aurez-vous la faiblesse de laisser se perpétuer le scandale de la discrimination négative dont est victime le franco-Ivoirien Michel Gbagbo, coupable du seul crime d'être le fils d'un père innocent, séquestré au péril d'une santé que l'on sait fragile par le preneur d'otage burkinabé fabriqué par la “France” ?

Monsieur le Président, pourrez-vous, dans le sillage de votre victoire – celle de tout un peuple assoiffé de justice –, jouer la carte de la bienséance feutrée, quand il s'agira d'affronter le déferlement de révélations dont l'écho viendra bientôt amplifier le vacarme – étouffé jusque-là manu militari – de la cascade de forfaits économiques, diplomatiques et militaires qui émaillèrent la “conquête” d'une Côte d'Ivoire réputée souveraine, par les hordes sauvages aux ordres de l'Élysée d'alors ? Aurez-vous le cœur de persister à cacher – au nom du secret d'État et de la sécurité nationale – la vérité sur le point culminant de cette campagne de piraterie à grande échelle : le bombardement intensif, une semaine durant, de la Résidence présidentielle d'Abidjan, honteusement rebaptisée pour l'occasion par une presse étonnamment servile en “bunker de Gbagbo”; bombardement accompagné du massacre de centaines de jeunes ivoiriens désarmés venus soutenir la légalité démocratique incarnée par SEM Laurent Gbagbo – autant de corps dont on a perdu la trace… –, et suivi de la capture – par la Licorne associée au GIGN ! – d'un Président légitimement élu et officiellement investi par le conseil constitutionnel de son pays ?

Monsieur le Président, oserez-vous, par fidélité à la ligne d'un parti qui dans ce domaine, ne s'est illustré depuis 2004 que par sa lâcheté, refuser de prendre position ? Aurez-vous le front de balayer d'un revers de mains les dizaines de milliers de témoignages accablant les autorités françaises et le rôle abominable qu'elles ont joué, en coulisses et sur la scène, dans la préparation, l'éclatement et le dénouement de cette guerre d'une violence inouïe ? Pourrez-vous nier la manière dont la “France” de Sarkozy a couvé jalousement depuis un an l'éclosion progressive, sur tout le territoire ivoirien, d'une dictature de moins en moins rampante, synonyme d'insécurité endémique, de régression économique, sanitaire et éducative, de séquestrations arbitraires et de disparitions inexpliquées ? Tout cela sous l'œil complaisant d'une armée de fonctionnaires verrouillant minutieusement pour le compte de la “Métropole” – ramenés que nous l’avons été par la politique de celui que vous remplacez, obéissant à je ne sais quelle nostalgie impériale, aux fondamentaux de l’occupation coloniale la plus grossière – chacun des rouages de l'État, police et armée comprises ?

Pourrez-vous, en somme, vous soustraire à votre devoir historique de “lâcher” le délinquant de haut vol Alassane Dramane Ouattara; pourrez-vous éluder la responsabilité qui vous incombe de le contraindre – aussi fermement que les menteurs hier encore au pouvoir ont chargé leur macabre “Licorne” de bafouer le droit, la justice et la légitimité en arrêtant celui qui en était le garant –, à céder sa place de sanglant usurpateur ? Pourrez-vous refuser de vous consacrer à la réhabilitation de ceux-là même qu’avec la complicité d’une “communauté internationale” manipulée par votre prédécesseur, il a envoyé croupir dans les geôles de ce “régime de Vichy” imposé à la Côte d’Ivoire, au nom d’une France prise en otage, par le gang mafieux qui heureusement vient d’en perdre le contrôle ? C’est vous qui aujourd’hui vous retrouvez à la barre de cet énorme vaisseau, encore solide quoique menacé : pour en sécuriser la navigation, prendrez-vous le risque de n'en réparer ni le moteur et le gouvernail ? Je veux bien sûr parler du rétablissement de la cohésion sociale – mise à mal par des années de rhétorique ostracisante, livrant au spectre d’un racisme plus virulent que jamais des pans entiers d’une société irréversiblement multiculturelle –, et de l’assainissement définitif des relations de la France avec les pays de son défunt empire colonial…

Monsieur le Président, l'une de clés de cette double réparation se trouve aujourd'hui non loin de Paris, dans les geôles de la Haye, au siège d'une Cour de Justice Internationale jusque-là curieusement réservée aux Africains – à ce propos, userez-vous de votre influence pour que d'authentiques criminels, aux mains blanches et au teint blafard, y fassent enfin leur apparition ? –. Sur le chemin qui mène à cette clé dont vous ne tarderez pas à découvrir l'importance vitale autant que stratégique, aurez-vous l'indécence de trahir la foi de ceux de vos électeurs – il sont plus nombreux que vous ne l'imaginez – qui vous demandent de faire preuve d'honnêteté, en revenant sur deux mots malheureux dans lesquels les ivoiriens et Africains de France – et, par-delà des millions d’Africains de par le monde – lisent encore la menace latente des vieux démons de la françafrique : ces démons mêmes auquel Ouattara doit l’arrogante impunité de sa “présidence” ? Deux mots naguère prononcés par vous, et dont seul le désaveu – aussi tardif soit-il – vous permettra de gagner le cœur et la confiance de quiconque – en France et hors de France, qu'il soit Africain ou non – s'identifie sincèrement à la cause de la vérité et de la liberté.

Monsieur le Président, souvenez-vous. Nous sommes en novembre 2004, au lendemain d'événements qui viennent de nous être présentés comme la conséquence d'une intolérable agression décrétée par Laurent Gbagbo contre l'armée française, sur fond d'incitation délibérée à la haine contre les ressortissants français; alors qu'il ne s'agissait que du déploiement d'un piège sordide visant à obtenir son renversement. Bilan : plus d'une centaine d'Ivoiriens tués, pour la majorité d'entre eux, non pas devant l'Hôtel Ivoire – d'où des snipers de l'armée française font éclater le crâne d'un jeune manifestant aux mains nues –, mais la veille au soir, sur le Pont Charles de Gaulle, noir d'une foule que des hélicoptères de la Force Licorne vont mitrailler sans retenue, condamnant à la noyade ceux qui tentent d'échapper aux balles. Vous utilisez alors l’adjectif “infréquentable”, pour qualifier le Président Laurent Gbagbo, l’une des plus grandes figures contemporaines du combat pour la justice, la liberté, et l’accession des pays d’Afrique francophone à une authentique souveraineté démocratique. Un homme de la stature de Nelson Mandela, que les socialistes français dignes de ce nom – et, par-delà, tous les humains de bonne volonté – s'honoreront longtemps d'avoir compté dans leurs rangs, aux côtés, entre autres, de Jean Jaurès, Léon Blum et Pierre Mendès-France.

A partir de cette date, vous ne préconiserez, sur le chapitre des relations franco-africaines, rien moins que l’alignement pur et simple des positions du parti socialiste sur celles de la droite au pouvoir, sous-estimant naïvement l’aptitude de cette dernière – forte de tous les réseaux à sa disposition au sommet de l’État –, à contrôler tous les canaux de l'information sur un sujet donné, à en orchestrer le travestissement en désinformation totalitaire. Jusqu'à ce 22 décembre 2010 où, entonnant sur RTL la trompette d’une propagande dont vous êtes depuis six ans la première victime, vous réitérez plusieurs fois avec véhémence votre intention de vous montrer “intraitable” avec le Président Gbagbo, vous glorifiant au passage de votre précoce et quasi-prophétique détermination à le condamner, et vous déclarant prêt à peser sur la décision de l’exclure – ce qui ne tardera pas –, lui et son parti le FPI, de l’internationale socialiste…

Monsieur le Président, la reconnaissance d’une erreur aussi lourde, marquée des pierres blanches de deux déclarations aussi catégoriques, – imputables à votre simple ignorance des dessous d'une affaire dont, dès votre prise de fonctions, tous les ressorts ne tarderont pas à vous être dévoilés –; la reconnaissance d'une telle erreur ne pourra que vous grandir aux yeux de tous. En rejoignant le combat de ceux qui, dès 2002 – tout au long de ces années pendant lesquelles le Président Gbagbo dut faire face aux menées séditieuses des autorités françaises par rébellion interposée –, puis à partir du déclenchement de la “crise” ivoirienne à l’automne 2010 – , et surtout depuis ce funeste 11 avril 2012 où les assassins l’emportèrent, ont payé et continuent de payer le prix fort de leur attachement indéfectible aux valeurs incarnées par le détenu de la Haye – vérité, justice, respect du droit, dignité, fidélité, droiture, persévérance… –, vous contribuerez puissamment non seulement à restaurer la santé intérieure de la France, mais à l’affranchir de la mainmise des puissances d’argent auxquels votre prédécesseur a travaillé sans relâche à l’asservir.

En prenant le parti des innombrables victimes innocentes de l’insatiable voracité du Moloch françafricain, déchaînée au travers des soubresauts de cette meurtrière machination, vous travaillerez à rendre à notre nation la place que, par fidélité à sa propre histoire, elle n'aurait jamais dû quitter sur la scène internationale : celle de première amie des peuples, tous les peuples; celle d'une France exclusivement éprise de cette paix et de ce bonheur qui – dans l’esprit des principes sur lesquels elle est fondée –, reviennent de droit à chacun d'entre eux, et ne sauraient leur être imposés à coup d'intrigues, dans le fracas des armes, et au bénéfice de quelques profiteurs avides de juteuses transactions, “troisième colonne” de la pénétration des tentacules de l'hydre spéculatrice.

Monsieur le Président, pourrez-vous, plus largement, faire abstraction de toutes les régressions liberticides qui ont accompagné chacune des interventions de la France en Afrique tout au long de ces dernières années de Sarkozysme frénétique, où l’on a vu l’ancien maître des lieux enfoncer, avec une rage démente, les clous du cercueil françafricain, troquant pour ce faire le costume de modération ambiguë – ou de sauvagerie mesurée – de ses prédécesseurs dans leur politique à l’égard des anciennes colonies françaises, contre un tablier de bourreau; bourreau sujet à des accès de brutalité sans limite, ne disposant, pour dissimuler l’abîme sans fond de son cynisme absolu, que du masque d’un sourire carnassier, aussi peu crédible – et a contrario aussi négativement révélateur – que les propos pseudo-humanistes qui lui étaient assortis. Pourrez-vous enfin vous abstenir de dénoncer un à un tous les contrats et accords scélérats – aussi bien sur les plans politique et militaire qu'économique – destinés à aggraver et pérenniser l'asservissement des pays d'Afrique ? Il n'est que de penser aux inavouables manœuvres ayant abouti à l'installation en Côte d'Ivoire de monopoles comme ceux des groupes Bouygues, Bolloré, Orange ou Areva, au prix du sang des Ivoiriens, et en violation flagrante des règles de la libre concurrence; ou aux ignobles calculs dissimulés derrière la toute récente signature d'un nouvel accord de coopération militaire avec le Sénégal, et derrière les interventions –sur ordre – de la CEDEAO dans la crise malienne – crise sciemment programmée dans le prolongement de l'inexpiable anéantissement de la Jamahiriya Libyenne –…

Monsieur le Président, le maître mot de ce que tous les Africains liés de près ou de loin à la France, et tous les Français soucieux de rester dignes du nom qu'ils portent, attendent de vous, dans la mise en œuvre d'une nouvelle politique africaine – en rupture ouverte avec celle de l’ère Sarkozy – , c'est, on l'aura compris, celui de “courage” : le courage même dont fit preuve notre concitoyen Philippe Rémond, et qui lui coûta la vie; courage de rompre sans arrière-pensée avec des méthodes séculaires héritées du lointain passé esclavagiste d'une nation arrogante et superbe; courage de préférer pour la France, à l'éphémère illusion des vestiges d'une prospérité usurpée, le renoncement à ce qui n'est pas elle : le pillage et l'exploitation mortifères de pays auxquels ne devra plus désormais la lier que des accords de partenariat scrupuleusement égalitaire; courage aussi de préférer le défi de l'appauvrissement transitoire d'une nation française appelée en contrepartie à renouer avec les valeurs qui la fondent – ces valeurs oh combien fécondes d'accueil, de solidarité et de généreuse créativité –, au criminel entêtement de ceux qui, pour le compte de la Cupidité Multinationale, n'ont jusqu'ici flatté l'ego de notre “chétive pécore”(1) hexagonale que pour mieux l'entraîner par étapes, au rythme des marches forcées d'une paupérisation scientifiquement planifiée, et sous le signe de la peur engendrée par le grondement d'aventures militaires et policières de plus en plus tonitruantes, vers l'enfer de leur propre destruction.

Peut-être la réponse espérée à toutes les questions énumérées plus haut relève-t-elle de l'utopie. Il n'en aurait pas moins été impardonnable de ne pas les poser, ne fût-ce qu'en rêve, d'autant que, nous le croyons, Monsieur le Président, quiconque s’obstinera à les ignorer désormais sera bien vite balayé par le vent de l'histoire – comme fauteur de malheur par omission –, jusqu'à ce que paraisse enfin, en Afrique aussi bien qu'en Europe et dans le monde entier, ce Règne de Justice auxquels aspirent tous ceux qui savent encore ce que c'est qu'une Promesse …

Respectueusement,

Eliahou Abel

(1) Jean de la Fontaine :"La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf"