Colloque Fondation Péri et Luxemberg. "La place du Franc Cfa dans la stratégie de pouvoir du Président Gbagbo", Par Pr Raymond KOUDOU Kessié

Par IvoireBusiness - Colloque Fondation Péri et Luxemberg. "La place du Franc Cfa dans la stratégie de pouvoir du Président Gbagbo", Par Pr Raymond KOUDOU Kessié.

Laurent Gbagbo et Koudou Kessié à Gagnoa dans le village natal de ce dernier. Image d'archives.

COLLOQUE DE LA FONDATION GABRIEL PERI (FRANCE)
ET ROSA LUXEMBERG (ALLEMAGNE)
« L’avenir du franc CFA en question. Quels outils monétaires et quelle souveraineté économique pour une politique de progrès en Afrique de l’ouest et centrale ? »
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LA PLACE DU FRANC CFA DANS LA STRATÉGIE DE POUVOIR DU PRÉSIDENT GBAGBO

Communication de
Pr. Raymond KOUDOU Kessié
Ancien Ambassadeur de Côte d’Ivoire en France
Représentant du Front Populaire Ivoirien (FPI)
INTRODUCTION
M. Sangaré Aboudrahamane, vice-Président du FPI et ancien Ministre des Affaires étrangères du Président Gbagbo, invité à ce colloque, n’a pu malheureusement faire le déplacement. Interdit de sortie du territoire par le pouvoir Ouattara, parce que prisonnier politique en liberté provisoire, il m’a demandé de prendre la parole au nom du FPI et en son nom en tant que Président ad intérim, en l’absence de M. Laurent Gbagbo, le Président statutaire du FPI, injustement détenu à La Haye. La communication que je vous propose en cette qualité est un témoignage sur « la place du FCFA dans la stratégie de pouvoir du Président Gbagbo ». A la réflexion, on doit y ajouter, « et, les leviers du Franc CFA pour la reddition du Président Gbagbo ».

Pour se faire, je pars de l’idée somme toute partagée selon laquelle le Franc CFA est un des piliers en même temps qu’un des enjeux des pouvoirs politiques et économiques en Afrique francophone. Il l’est principalement par son « compte d’opérations » qui se situe à un niveau très élevé en devises et des stocks d’or détenus pour le compte des pays africains de la zone Franc à la Banque de France. Ces stocks d’or étaient estimés à 206 528 milliards de Francs CFA, au 31 décembre 2001 (Nicolas Agbohou, 2000). La réserve de devises était estimée quant à elle à plus de 12 000 milliards de F CFA, soit plus de 18 milliards d’Euros (Koné Katinan Justin, 2014). Ça c’est du côté ivoirien. Du côté français, elle est située à 10 milliards d’Euros (Jacques Attali sur les réseaux sociaux). Cette sous-évaluation appelle on s’en doute l’urgence d’un audit pour se mettre d’accord. L’importante de cette réserve excédentaire fait de l’Afrique francophone un géant économique, cependant au pied d’argile car elle ne peut pas en disposer souverainement pour son développement. Elle est plutôt obligée de s’endetter auprès de l'État français à des taux d’intérêt élevés, au moment où la France, qui détient ces réserves africaines, lui sert un taux d’intérêt bas de 0,75% (Nicolas Agbohou, ibid.)

Le Franc CFA est donc de fait, dans sa conception originelle comme « Franc des Colonies Françaises d’Afrique », comme par son « compte d’opérations » et ses deux banques centrales, BCEAO (Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest) et BEAC (Banque des États de l’Afrique du Centre) à l’antipode de l’option de souveraineté nationale et du développement pensé et programmé en Afrique. Il est bon de rappeler que le Franc CFA, n'a pas tous les attributs politiques d'une monnaie, notamment l'indépendance ; mais plus grave, il n'offre aucun des avantages économiques attendus de la monnaie. Il semble donc avoir été créé et maintenu en vie, non pas pour le développement des pays africains, mais pour la survie économique et politique de la France. Le développement de l’Afrique passera nécessairement par une nouvelle monnaie.

Le Président Laurent Gbagbo, convaincu de l’urgence et de l’absolue nécessité d’un grand marché africain, dans une Afrique intégrée, à l’instar de l’Union Européenne, pensait néanmoins que l’expérience unitaire du CFA pouvait être capitalisée en vue de la mise en place de cette monnaie africaine. Portons un regard rapide sur sa gouvernance pour voir ce qu’étaient pour lui les défis à relever par une monnaie unitaire africaine. En même temps, il nous faudra rappeler comment les leviers du franc CFA ont été utilisés pour contraindre le Président Gbagbo à la reddition.

1. POUR LAURENT GBAGBO IL FAUT ALLER AU-DELÀ DE L’UNION MONÉTAIRE TELLE QU’ELLE EXISTE AUJOURDHUI MÊME SI LE FRANC CFA POUR LE MOMENT ET AU REGARD DE SON ASPECT D'INTÉGRATION PEUT ÊTRE UN BON INSTRUMENT
L'objectif pour lequel il faut s’engager est une Africaine économiquement et monétairement intégrée et indépendante de toute tutelle. Les premières étapes vers cet objectif peuvent se servir du F CFA comme premier instrument. En 1995, soit cinq ans avant qu’il n’accède au pouvoir, répondant à la question de savoir « quel sort réserverait un gouvernement Gbagbo à l’appartenance de la Côte d’Ivoire à la zone Franc », il disait ceci :
"Le concept de monnaie commune appartenant à plusieurs États est en soi une bonne chose (…) Il est de notre intérêt d’aller au-delà de l’Union monétaire telle qu’elle existe aujourd’hui et de penser à une monnaie qui serait commune à tous les seize États de la CEDEAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest)." (Gbagbo Laurent, 1995, p. 43).
Ensuite, dans son livre-programme pour l’élection présidentielle de 2010, il le réaffirme étant au pouvoir :
"Aujourd'hui, 8 pays dans la sous-région, membres de l'UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest Africaine), ont en commun la même monnaie, le Franc CFA. Grâce à cette expérience, et malgré ses limites, leurs économies savent résister aux chocs extérieurs et intérieurs. Fort de cette expérience, je soutiens que rien ne devrait être entrepris pour saborder la monnaie commune ou l'affaiblir. "(Gbagbo Laurent, 2010, p. 149).
Pendant sa gouvernance, il n’a rien engagé dans le sens de la sortie de la zone Franc. Car pour lui, la Côte d’Ivoire, qui représente 40% du PIB et 62% des exportations de la zone UEMOA, ne doit pas être un frein mais plutôt un moteur et un acteur du renforcement de la place de l’Afrique sur la scène internationale, pour lequel le Franc CFA, pour le moment et au regard de son aspect d'intégration, peut être un bon instrument. L'objectif qui ne doit en aucune manière être perdu de vue est une Afrique économiquement et monétairement intégrée et indépendante de toute tutelle.
Une rébellion née dès son accession au pouvoir et qui a culminé par le coup d'État du 11 avril 2011, n'a pas donné au Président Gbagbo le temps et les leviers indispensables à la réussite d'un tel chantier. Mais bien plus, comme pour bien lui montrer la toute puissance du Franc CFA, c'est cette monnaie qui sera utilisée par la France et ses adversaires en 2011, pour faire tomber son régime. Laurent Gbagbo l’annonce lui-même :

« Par son volume (poids) économique, la Côte d’Ivoire est une pierre d’achoppement indispensable de l’édifice en Afrique de l’Ouest. C’est la raison pour laquelle il vaut mieux avoir à sa tête quelqu’un qui ne remettra rien en cause. »

2. LE POUVOIR FRANÇAIS DE DROITE A UTILISÉ LES LEVIERS DU FRANC CFA POUR CONTRAINDRE LE PRÉSIDENT GBAGBO À LA REDDITION : ILLUSTRATION PAR LA CRISE POSTÉLECTORALE
Dans la crise postélectorale ivoirienne de 2010, le gouvernement français de droite d’alors a utilisé le Franc CFA et sa banque centrale, la BCEAO (Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest), ainsi que les banques commerciales françaises présentes en Côte d’Ivoire, pour contraindre le Président Gbagbo à la démission et cela en dépit des graves dommages matériels et humains au sein des populations.
2-1- Non reconnaissance de la signature du Président Gbagbo à la BCEAO et départ de la BCEAO du Gouverneur ivoirien, M. Philippe-Henri Dacoury-Tabley, poussé à la démission, pour cause de proximité avec le Président Gbagbo, alors qu'il tentait, contre vents et marées, de tenir l'institution monétaire loin du champ politique
Durant les jours qui ont précédé la réunion du Conseil des ministres de la zone UEMOA en Guinée Bissau, le 21 décembre 2010, la France a fait pression sur les Chefs d'État des pays membres, afin que l'instance ministérielle de l'Union instruise le Gouverneur pour que la Banque Centrale reconnaisse la victoire du candidat Alassane Ouattara. Le sommet des chefs d’État et de Gouvernement de l’UEMOA qui se tient à Bamako, le samedi 22 janvier 2011, contraint le Gouverneur de la BCEAO, l’Ivoirien Philippe-Henri Dacoury-Tabley, à la démission. Il a été contraint à la démission pour avoir refusé de violer les Statuts de la Banque Centrale en adoptant une position politique en obtempérant à l’injonction de donner à M. Ouattara, "reconnu par la communauté internationale", les pouvoirs sur les comptes de la Côte d’Ivoire à la BCEAO. Réagissant devant la presse, après sa démission, M. Dacoury-Tabley a regretté, à raison, que la politique soit entrée à la Banque centrale. C’est en réalité parce qu’il était perçu comme un proche de Laurent Gbagbo qu’il a été limogé et remplacé en intérim par le Burkinabé Jean-Baptiste Compaoré, son vice-gouverneur.
2-2- Fermeture des agences de la BCEAO de Côte d’Ivoire
Le dimanche 23 janvier 2011, le Gouverneur intérimaire, M. Jean-Baptiste Compaoré ordonne aussitôt depuis le siège de la BCEAO, à Dakar, la fermeture des agences de Côte d’Ivoire.
2-3- Fermeture des banques commerciales françaises présentes en Côte d’Ivoire
Les banques commerciales françaises présentes en Côte d’Ivoire suivent le mouvement sur ordre du gouvernement français. En réalité, ces mesures ont pour objectifs d’asphyxier l’économie et pousser les Ivoiriens à la révolte contre le Président Gbagbo. Un coup de pouce à M. Ouattara et ce, au moment où aucun de ses appels à la désobéissance civile n’a eu d’écho favorable au sein des populations plutôt acquises à M. Gbagbo. Selon le ministre Koné Katinan Justin (2015), le ministre en charge du budget et de la question bancaire pendant la crise postélectorale :
« Le gouvernement français actionne ses banques en Côte d’Ivoire afin qu’elles ferment leurs guichets. C’est ce que la BICCI fait le 7 février et la Société Générale le 14 février 2011, en violation de la loi 90-589 du 25 juillet 1990 portant règlementation des activités bancaires en Côte d’Ivoire. Ces deux banques contrôlent plus de la moitié du marché bancaire en Côte d’Ivoire et toute les activités boursières de la zone UEMOA, à travers la Bourse Régionale des Valeurs d’Abidjan. Le 13 Avril, le gouvernement français fait un communiqué repris par l’AFP, dans lequel il se félicite de la fermeture des banques pour contraindre le Président Laurent Gbagbo à la démission. Ce communiqué explique à lui seul les raisons fondamentales de la fermeture desdites banques. Les Banques commerciales françaises, fortes de la domination française sur la Zone CFA, défient régulièrement les autorités politiques africaines. L’exemple parfait est donné par la BICICI qui s’est opposée à plusieurs injonctions de la Commission bancaire de l’UEMOA qui lui exigeait le rapatriement de 30 milliards de dépôt (450 millions d’Euros) qu’elle avait effectué à la BNP, pour aider celle-ci à faire face à la crise financière de 2008. »
3. LE PRÉSIDENT GBAGBO N’A PAS EU D’AUTRE CHOIX QUE DE REFUSER LA REDDITION ET LA VIOLATION DE LA SOUVERAINETÉ NATIONALE
3-1- Réquisition des locaux et du personnel ivoirien des agences de la BCEAO
Conformément aux lois ivoiriennes, il réquisitionne les locaux et le personnel ivoirien travaillant dans les agences de la BCEAO, qui « répondent à plus de 97% à la réquisition du gouvernement sans autre forme de contrainte » (Koné Katinan Justin, 2015 ; ibid.).
3-2-Décision irrémédiable de sortir du FCFA
L’instrumentalisation du Franc CFA par les autorités françaises contraint le Président Gbagbo à prendre la décision de sortir du Franc CFA, même s’il n’a pas eu le temps de battre effectivement monnaie :
« Nous avions les contacts pour l’achat du papier, des machines. Mais, on ne fait pas de réformes aussi fondamentales - c’est quasiment une révolution - dans une période troublée. Il fallait d’abord maintenir l’État. Cela doit se faire dans le cadre de l’Union monétaire ouest-africaine (8 pays francophones : la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, la Guinée-Bissau, le Sénégal, le Togo, le Bénin et le Niger). Pour cela, il faut à chaque chef d’État du courage pour braver la tutelle de la France. Et se tourner, ensemble vers la Banque Centrale de l’Afrique de l’Ouest, au lieu de la Banque de France. Ou alors, la Côte d’Ivoire y va seule (…). Mais, on ne fait pas de réformes aussi fondamentales dans une période troublée par la guerre. Je le répète, il fallait d’abord maintenir l’État. » (François Mattei, 2015, pp.67-68)
3-3- Par la décision de rompre avec le F CFA le Président Gbagbo avait signé du même coup son propre arrêt de mort
Mais, rien que d’avoir laissé connaître "sa décision irrémédiable de sortir du F CFA", le président Gbagbo avait signé du même coup son propre arrêt de mort, et lui-même le reconnaît :
« Personne n’avait intérêt à nous voir sortir du CFA. Un Président issu du FMI, qui comprend leurs intérêts, je comprends que c’était préférable à un Laurent Koudou Gbagbo » (F. Mattéi, Ibid., p.53).
3-4- Du sort du Président Gbagbo comme de celui de chefs d’État africains avant lui
Son sort était en effet décidé comme celui de certains chefs d’État africains avant lui (Nicolas Agbohou, ibid.) :
"Les chefs d’État africains qui ont contesté cet ordre monétaire néocolonial ont d’une manière ou d’une autre perdu le pouvoir présidentiel et/ou la vie elle-même. Le Président togolais Sylvanus Olympio a été assassiné le 13 janvier 1963 alors qu’il devait mettre en circulation sa nouvelle monnaie deux jours plus tard, soit le 15 janvier 1963. Après avoir créé en 1962 sa monnaie nationale, le Président malien Modibo Kéita a été contraint de revenir dans la zone Franc avant d’être démis de sa fonction présidentielle et jeté en prison où il mourra empoisonné. Les Présidents Mahamane Ousmane du Niger et Ange Félix Patassé de Centrafrique ont perdu le pouvoir d’État lorsqu’ils ont contesté les ordres de la France donnés à travers le FMI qui leur dictait l’orientation des lois de finances nationales". Ajoutons le cas du Président Ahmed Sékou Touré de Guinée Conakry, qui, après avoir choisi l’indépendance de son pays en 1958, créa le 2 mars 1960 la monnaie nationale guinéenne, le syli. Les autorités de ce pays, avaient formellement mis en cause les tentatives de déstabilisations françaises attribuées à Jacques Foccart, telle "l’opération Persil" ayant consisté en une inondation de faux billets pour ruiner l’économie guinéenne.
4- PERSPECTIVES GÉNÉRALES
Des discussions et négociations doivent être engagées entre les pays de la zone CFA pour dégager une nouvelle voie non sans avoir soldé avec la France les actifs comme les passifs de la commune expérience. L’audit du compte d’opérations des deux banques centrales s’impose pour que les réserves de change et d’or stockées soient ensuite mises à la disposition des pays africains qui en ont besoin pour leur développement et leur industrialisation et pour sortir enfin du cercle vicieux de pays exclusivement producteurs et exportateurs de matières premières. L’exigence de l’intégration et d’un marché africain impose le décloisonnement des deux banques centrales existantes et de mettre en commun leur expérience du FCFA à cette fin.
CONCLUSION
Le Franc CFA, n’est pas seulement un pilier et un enjeu du pouvoir géostratégique français en Afrique. Il est aussi et surtout un enjeu du développement économique et industriel pour les pays africains de la zone franc. Le développement économique et industriel de ces pays ne peut pas être laissé aux mains ou sous la tutelle d’un autre, fût-il un pays ami, même de longue date. L’histoire commune du CFA illustre qu’aucun pays de la zone franc n’est parmi les pays avancés. Il ne pouvait en être autrement car un pays sous dépendance monétaire ne peut qu’être dépendant économiquement, la monnaie étant l’un des principaux instruments de la souveraineté nationale. Une Afrique économiquement et monétairement intégrée et indépendante de toute tutelle, c’est cela notre ambition et telle doit être la voie.

BIBLIOGRAPHIE
1- Agbohou Nicolas, Le Franc CFA et l’euro contre l’Afrique, Solidarité Mondiale, Paris, 2000.
2- Laurent Gbagbo, Le temps de l’espoir, Les éditions continentales, Johannesburg, 1995.
3- Laurent Gbagbo, Bâtir la paix sur la démocratie et la prospérité, Paris, L’Harmattan, 2010.
4- Koné Katinan Justin, Côte d’Ivoire l’audace de la rupture, Paris, L’Harmattan, 2013.
5- Koné Katinan Justin, Note contributive à la présente communication, Accra, 2015.
6- Francois Mattei, Laurent Gbagbo selon François Mattei Pour la vérité et la justice : Côte d’Ivoire Révélations sur un scandale français, Éditions du moment, Paris, 2014.
7- Patrick Pesnot, Les dessous de la Françafrique, Nouveau Monde, Paris, 2014.

Paris, 26 septembre 2015.
Pr. Raymond KOUDOU Kessié.