Chronique : Le déclin des traditions et la tristesse de la guerre au Cameroun

Par Ivoirebusiness/Chronique. Le déclin des traditions et la tristesse de la guerre au Cameroun.

De passage aux États-Unis où je pose ma valise pour un temps court et précis. En réalité, je suis en pérégrination depuis plusieurs jours. Dans les semaines et les mois qui vont suivre, je dois être en Amérique du Sud : Brésil, Argentine, Paraguay, Bolivie, Pérou, etc.

Kamdem propose une balade après son travail. Il m’invite à le rejoindre au centre-ville. Il m’extirpe en quelque sorte et sans même le savoir de ce temps brut et interminable de Newark. Il me dit : « Tu verras, j’ai une surprise. » Mais comme je le connais bien et que je sais qu’il aime faire des blagues, je ne m’attends pas à un choc émotionnel ou quoi que se soit de la sorte. Changer d’air reste mon seul objectif du moment…

Je quitte donc Newark, dans le New Jersey, en train. J’arrive à Penn Station, à Manhattan, New York City. On se voit, mon ami et moi. On se regarde un peu comme si on venait de se séparer. Il n’a pas changé. C’est incroyable. Je le lui dis. Toujours cet air innocent et timide qui cache pourtant un gros bavard, un grand fêtard.

On décide d’apaiser notre soif dans une brasserie locale non loin de là où on se trouve. Nous parlons du royaume des Bandjoun, de notre enfance, des stratégies qu’on mettait en place pour ne pas aider les nôtres aux champs parce que nous étions paresseux et qu’on préférait s’amuser comme des dieux et se goinfrer gratuitement à des funérailles de personnes qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam.

Et à notre retour, il fallait avoir une certaine dextérité dans les jambes afin de mieux courir et esquiver les coups de fouet qui nous attendaient à la maison. Je revois ma mère qui court derrière moi dans tout le village en criant : « Toi et moi aujourd’hui, FOKO, FOKOOOOO. »

On rit tellement qu’on oublie qu’on est dans un lieu public. Les gens nous regardent bizarrement. On se met à chuchoter, histoire de faire retomber la pression. On parle des chutes sacrées. Et là, mon ami me dit que la rivière qui est dans notre concession familiale a tari. Que c’est la faute au réchauffement climatique et au fait que l’architecture traditionnelle modeste a cédé sa place aux somptueuses maisons moderne. Que maintenant les gens construisent uniquement des châteaux. Chacun veut montrer qu’il est plus riche que son voisin…

Autrefois à Bandjoun, nos parents étaient fortunés, mais ils n’étaient pas de la « culture démonstrative » d’aujourd’hui. Le sou, on ne l’exposait pas, on le cachait, on continuait sa petite vie tranquille, comme si de rien n’était. Il fallait respecter les traditions bamiléké. Être sobre. Ils avaient tous peur du « mauvais œil ». Ils conservaient leurs routines, leurs mêmes amis, et parfois ils continuaient à cultiver eux-mêmes leurs champs, comme tout autre paysan, même s’ils étaient capables de financer la construction de plusieurs maisons cossues, dans la ville d’à côté.

Et lorsqu’il n’était plus possible de cacher sa fortune, ils déménageaient pour une plus grande ville comme Bafoussam, Bamenda, Douala, Yaoundé, Garoua, Lagos (Nigeria), Abidjan (Côte d’Ivoire), Bamako (Mali), etc., un endroit où les riches, on s’en fout un peu. C’était comme ça, on le savait et on faisait avec…

Mais aujourd’hui à Bandjoun, les gens ont une nouvelle vision, ils aspirent désormais au simulacre permanent. Cette chose façonnée par la dictature au pouvoir depuis plus de quarante ans et tout ce que l’on voit à la télévision. En réalité, les gens cherchent davantage à « paraître », au fond, personne ne veut réellement « être »…

On décide de changer d’endroit. De quitter le centre pour se rapprocher d’Harlem. On va chercher sa voiture dans un parking. Et en cours de route, il décide subitement de m’amener chez un ami, dans le Bronx. Lorsque nous entrons, Kamdem me dirige vers le salon. Il ouvre la porte et il dit : « SURPRISEEEEEE. »

Je vois une dame assise sur un fauteuil roulant. C’est Ma’a Mefô Ndikù, l’amie d’enfance de ma grand-mère. Je n’en crois pas mes yeux. C’est un vrai choc. Ça fait des années qu’on ne s’est pas vu. C’est un peu comme si je revoyais ma mamie qui n’est plus de ce monde, dans la terre rouge de Bandjoun. Que de souvenirs. Elle est bien présente devant moi, je ne rêve pas. C’est extrêmement émouvant. Je suis ému aux larmes…

En langue ghomala, son nom signifie « famine » ou alors « faim » en traduction française simplifiée, littérale. Dans les palais royaux de la Grande Mifi, au nord des pays bamiléké, elle jouit d’une certaine honorabilité, puisque là-bas, c’est l’une des nombreuses « reines des dieux ». On l’appelle « La reine qui éradique la famine ».

La transcription moderne de sa fonction traditionnelle équivaudrait sûrement à « médium », « voyante », « grande prêtresse » ou quelque chose de ce genre, mais dans tous les cas, c’est une personne imposante et importante.

Elle a toujours vécu dans la partie anglophone du pays avec son mari. Ils n’ont pas eu d’enfant biologique. Ce qui est anormal dans les cultures de là-bas, mais grâce au ciel, elle est considérée comme étant une envoyée des dieux, ça la protège des moqueries, et ça déclenche du respect, de l’admiration ; les gens l’aiment davantage qu’ils ne peuvent la détester.

On l’aperçoit souvent dans les lieux sacrés. Elle vient « plaider la cause des gens auprès des dieux », on pourrait traduire cela en « elle vient travailler », même si elle n’aime pas que l’on dise qu’elle travaille « lorsqu'elle honore ses obligations traditionnelles ». Elle dit toujours que lorsqu’elle travaille, c’est dans ses champs, que sa profession, c’est cultivateur, et rien d’autre. Elle le dit si fermement que personne n’ose généralement la contrarier avec une objection.

Le salon est rempli. Chacune, chacun a mis son plus beau costume coutumier. Il n’y a que Kamdem et moi qui sommes hors sujet. Il y a une tonne de nourriture à disposition, des boissons, etc. Elle écarquille ses grands yeux noirs et ne dit rien, l’air un peu perdue, sa posture est hostile, on murmure nos salutations. Elle nous serre les mains fortement, ce qui n’est pas très cordial…

On lui dit comment on l’aime. Comment on est contents de la revoir. Qu’elle nous manque à chaque fois qu’on pense au pays. Mais ça se voit qu’elle n’est plus pareille. La vieillesse et la maladie sont passées par là. Elle ne me reconnaît même plus. C’est troublant. Toute seule, elle chuchote des mots incompréhensibles en bougeant la tête de manière désynchronisée, sûrement qu’elle chante…

On m’explique qu’elle est comme ça depuis le début de la guerre en zone anglophone du Cameroun. Qu’elle a tout perdu. Que des militaires ont débarqué chez elle et ont saccagé son sanctuaire, tout en pillant sa maison. Qu’elle a dû se réfugier en ville. Et que depuis ce jour ; elle pleure le viol de son temple, plus que tout, l’irrespect et le mépris des autres sur la chose traditionnelle. Que ces gens sont allés jusqu’à brûler les statues des divinités qu’elle avait reçues en héritage de ses grands-parents…

C’est trop pour moi. Mon monde s’écroule. Je n’en peux plus. Je décide de rentrer à Newark, le cœur fendu en deux… La guerre au Cameroun n’est pas une fiction. Il y a des victimes réelles et le sentiment d’impuissance est horrible. Je pense très fort à Alain Foguè Tédom. Qu’est-ce qu’un professeur d’université fait dans les geôles d’un dictateur ?!

Michel Tagne Foko