Afrique: À bord du Congo-Océan #2. Le sang des "moteurs à bananes"

Par Lepont.fr - À bord du Congo-Océan #2. Le sang des "moteurs à bananes".

Dans la voiture-bar de "La Gazelle", "train de prestige", les plats sont cuisinés sur place. © Baudin Maounda / REA pour Le Point.

Le chemin de fer, fierté du pays, a été construit par des ouvriers africains aux travaux forcés. Le CRAN a porté plainte en février.

Par NOTRE ENVOYEE SPECIALE A POINTE-NOIRE, CLAIRE MEYNIAL

Les ouvriers qui ont trimé sur le chantier du Congo-Océan imaginaient-ils que leur train roulerait toujours, 80 ans plus tard ? Que des hommes d'affaires en cravate y côtoieraient des "ménagères" en robe multicolore, assortie à leur coiffe, un enfant assoupi dans les bras, et des Américains blonds échappés de leur ONG, cachant leurs coups de soleil sous des tee-shirts siglés ? Sûrement pas. Le 10 juillet 1934, la ligne du chemin de fer Congo-Océan était enfin inaugurée. Le premier coup de pioche avait été donné le 6 février 1921 et les 511,5 km qui en résultèrent firent et font toujours la fierté du Congo. Ils ont pourtant été tracés avec le sang des travailleurs de l'Afrique-Équatoriale française (AEF). Les "moteurs à bananes", comme les appellent alors les patrons blancs. "On estime à 17 000 le nombre d'ouvriers morts lors de la construction. C'est probablement très en deçà de la réalité", avance Dominique Nitoumbi, responsable Midi-Pyrénées du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), dont le grand-père a travaillé sur le chantier. Le CRAN, en février 2014, a porté plainte contre l'État et Spie Batignolles, responsable des travaux à l'époque, pour crime contre l'humanité. En réparation, il demande "la construction d'un musée du Congo-Océan, des écoles, des hôpitaux et des infrastructures dans tous les villages d'Afrique qui ont été saignés à blanc pendant toute cette période", détaille Louis-George Tin, président du CRAN.
Car la mémoire a été refusée aux forçats du CFCO et à leurs familles. "Un jour, après l'école, mon père m'a emmené à la gare. Il m'a dit : Ce train a une histoire. Ton grand-père est mort en travaillant sur cette voie. Et si je t'emmène au village paternel, tu verras qu'il n'y a pas de tombe. On ne sait ni où ni quand il est mort", raconte Dominique Nitoumbi. "Il y avait un roulement continu des effectifs, ceux qui mouraient étaient remplacés et il n'y a pas un seul cimetière le long de la voie." L'esclavage est censé avoir été aboli en 1848, et pourtant, cette main d'oeuvre, razziée dans les villages du Tchad, de l'Oubangui-Chari (actuelle République centrafricaine), du Gabon, du Cameroun, quand le Congo a été trop saigné, est aux travaux forcés. Les témoignages d'André Gide, qui a passé près d'un an en AEF, entre juillet 1926 et mai 1927, laissent songeur. "Le chemin de fer Brazzaville-Océan est un effroyable consommateur de vies humaines", écrit-il. "Voici Fort-Archambault tenu d'envoyer de nouveau mille Saras. Cette circonscription, l'une des plus vastes et les mieux peuplées de l'AEF, est particulièrement mise à contribution pour la main d'oeuvre indigène".*
Les Saras, une ethnie tchadienne, ont donné leur nom à une gare, 100 kilomètres après Pointe-Noire, c'est même là qu'est né le frère de Dominique Nitoumbi. Jean-Baptiste Boussa, un habitant de Pointe-Noire, est, lui, né à la gare de Fourastié. Il est fils de cheminot et avec son frère Auguste ils fredonnent par coeur la chansonnette apprise à l'école, dans laquelle s'enchaînent les gares. La plupart ont depuis changé de nom, ceux des Français de l'époque ayant été remplacés par des appellations locales. Qui se souvient que "Holle, Fourastié, Favre, Saint-Paul" sont morts, eux aussi, pendant la construction du CFCO ? Pas grand monde, mais du moins certains se rappellent-ils encore leurs patronymes. Au contraire de ceux des ouvriers passés à trépas dans le massif du Mayombe, fascinant tombeau de verdure.

Par Anne-Sophie Jahn